Pourquoi la République fédérative socialiste yougoslave a-t-elle éclaté ? Comment se fait-il que des forces sociales opposées aux délires ethniques, dont l’existence était ancrée dans toutes les républiques ex-yougoslaves, aient été impuissantes ? Quelles sont les réalités actuelles et futures des forces antichauvines issues de la société civile ? Sans entrer dans de longs développements, on peut tracer à grands traits les mécanismes à l’oeuvre, affectant en particulier les populations slaves entremêlées, à la langue quasi commune, des catholiques croates, des orthodoxes serbo-monténégrins et des musulmans de Bosnie et du Sandjak, c’est-à-dire les populations directement touchées par la guerre. On laissera de côté ici les aspects concernant les minorités non slaves albanaises, hongroises, etc. et la périphérie macédonienne ou slovène.
La crise yougoslave : trois mécanismes internes
Il faut d’abord souligner que la crise yougoslave, comme beaucoup d’autres de même nature (Algérie, sous-continent indien, Caucase par exemple), se nourrit essentiellement de facteurs endogènes. Elle subit bien entendu les effets des grands événements mondiaux, mais n’est que peu influencée par les éventuelles manipulations politiques de puissances extérieures.
Très schématiquement, la crise puis le drame yougoslave voient la combinaison de 3 mécanismes essentiels:
- la déligitimation du pouvoir (communiste yougoslave)mis en place;
- la légitimation du nationalisme chauvin, d’abord comme récit, puis comme pratique politique puis militaire;
- l’atonie, puis le désarroi des mouvements démocratiques dans la société civile, malgré leur persistance.
La délégitimation du pouvoir communiste au profit des nationalistes
Le régime titiste bénéficiait d’une forte légitimité (libération nationale, indépendance, croissance économique, et relatif libéralisme culturel). Ces fondements se désagrègent de 1968 à 1990. Le despotisme communiste (même décentralisé en Ex-Yougoslavie)ne permet pas aux nouvelles générations de trouver les espaces culturels et politiques auxquels elles aspirent; l’évolution du contexte international prive le pays de la « prime géopolitique » de non aligné.
Comment le vide politique ouvert par la crise du titisme a-t-il été comblé par les courants nationalistes chauvins et non par une quelconque forme d’opposition démocratique ? Pour le comprendre il faut revenir un peu en arrière : la victoire des Partisans en 1944-1945 n’est pas seulement celle du mouvement de libération nationale, mais aussi celle d’une des fractions de la guerre civile que menaient aussi les Oustachis (fascistes croates responsables d’actions de génocide à l’encontre des juifs, des Tsiganes et des Serbes), et les Tetchniks (extrême droite monarchiste serbe).
En observant au passage que les principaux terrains des combats de cette guerre passée correspondent aux champs de bataille actuels, on soulignera que les partisans de Tito étaient les seuls à offrir une solution aux civils de toutes les communautés (serbo-orthodoxe, croato-catholique, musulmane, autres), celle de la deuxième Yougoslavie, fondée en 1943.
La crise de cette deuxième Yougoslavie va réveiller les antagonismes d’alors, sans doute parce que l’unité yougoslave d’après 1945 a été faite, de manière volontariste, dans le contexte communiste non démocratique. Les sentiments identitaires ont été refoulés vers le domaine souterrain des « récits mythiques ».
Ces « récits » vont nourrir un « fondamentalisme nationaliste » au début des années 80, d’abord serbe, intellectuel (l’écrivain Dabrica Cossic)puis politique (anticommuniste), enfin va servir d’idéologie de substitution à une partie du pouvoir (Slobodan Milosevic). Le phénomène, étalé sur une dizaine d’années, va provoquer l’apparition d’un fondamentalisme nationaliste croate, incarné par Franjo Tudjman, au détriment d’une version confédéraliste modérée du nationalisme croate puis, plus tard, le nationalisme musulman, moins violent, d’Alije Izetbegovic.
L’échec des courants civiques
Chacun de ces fondamentalismes nationalistes a construit un récit mythique ethnique, de représentation d’une communauté unifiée, délimitée et menacée. La « délimitation » nie l’existence de millions de familles « mixtes » et marginalise les autres minorités non slaves. La menace mythique, du type : la Serbie comme « rempart anti-islamiste et opposante aux desseins hégémoniques allemands », justifiait par avance les atrocités. Le succès de ces idéologies provient de leur implantation dans une partie de l’intelligentsia, comme par exemple l’Académie des Sciences de Belgrade.
Les courants civiques, pourtant influents dans la société, n’ont en général pas perçu l’ampleur du phénomène, puis ils n’ont pas su s’y opposer. Et ceci pour au moins deux raisons :
- le phénomène tient à leur insertion sociale. Le communisme leur avait barré tout accès aux sphères du pouvoir étatique ou économique et aux appareils culturels d’Etat. Ils étaient en revanche très influents dans des secteurs plus marginaux, comme le monde du théâtre ou toute la « scène rock » et la partie de la jeunesse qui s’y identifiait. Malgré tout, il existait un peu partout des « réformateurs éclairés » (comme Ante Markovic, le dernier Premier ministre réellement yougoslave), mais trop technocrates pour comprendre que le terrain privilégié du fondamentalisme nationaliste se situait au niveau culturel.
- La deuxième raison tient à leurs divisions politiques, car les courants divergeaient sur deux questions essentielles : anticommunisme ou réforme du communisme, « yougoslavisme » ou acceptation de l’éclatement ou de la confédéralisation.
Des courants faibles, mais encore vivaces
Quand la guerre a éclaté, ces divers courants ont réagi de manière éclatée et n’ont pas pu représenter une solution crédible pour les civils de chaque communauté, tout au plus une référence morale. Pourtant des lieux fonctionnels entre groupes « antichauvins » agissant sur le même terrain se sont instaurés assez rapidement. Quelques journaux et radios indépendants ont survécu (Radio ZID, Radio 99 de Sarajevo, Radio Tuzla, Radio 92 et TV B92 à Belgrade, les journaux Fera Tribune (Croatie), Vreme (Serbie), Monito (Montenegro)et Dani (Sarajevo)etc. Une certaine collaboration s’est établie entre défenseurs des droits de l’Homme, avocats, etc.
Ces petits groupes disposent-ils de relais dans la société civile ? Existe-t-il d’ailleurs une société civile échappant au contrôle des appareils d’Etat des nationalistes ? Oui sans doute, mais à petite échelle. Le maintien de forces civiques dépend dans une large mesure de l’appui physique, politique et moral venu de l’extérieur, crucial pour assurer une liaison matérielle et psychologique entre les républiques.
Pourtant les massacres, la « purification etnique » et la propagande raciste n’ont pas éradiqué ces forces civiques. Elles demeurent capables, non seulement de perpétuer le dialogue au-delà des « barrières ethniques » imposées par les armes mais aussi de préparer l’avenir.
nationalism, withdrawal into national identity, collective memory, representation of the enemy, ethnic conflict
, Yugoslavia
Ébauche pour la construction d’un art de la paix : Penser la paix comme stratégie
Expériences et réflexions sur la reconstruction nationale et la paix
L’auteur du texte original est membre du présidium de l’Helsinki Citizen’s Assemblyet président du réseau français de l’Helsinki Citizens’ assembly, plus connu en France sous le nom d’Assemblée européeenne des citoyens (AEC). Auteur de très nombreux articles sur la question des Balkans.
Contribution au Séminaire sur la reconstruction du Rwanda, Kigali, 22-28 octobre 1994.
Original text ; Interview
Entretien avec DREANO, Bernard
AEC (Assemblée Européenne des Citoyens) - 21 ter rue Voltaire, 75011 Paris, FRANCE - France - www.reseau-ipam.org/rubrique.php3?id_rubrique=10 - aec (@) reseau-ipam.org