Michel WARSHAWSKI, Claire MOUCHARAFIEH
10 / 1994
Il y a un an, Yitzhak Rabin et Yasser Arafat se serraient la main sur la pelouse de la Maison Blanche. Que de malentendus derrière cette poignée de main, lourds des tensions à venir. Et pourtant on ne le dira jamais assez : ce geste symbolique a marqué la fin de la substance même de ce conflit centenaire, à savoir la négation de l’existence palestinienne en terre de Palestine. Le sionisme comme beaucoup de mouvements colonisateurs avant lui, avait été une agression sans haine. On ne hait que ce que l’on reconnait. Les Arabes de Palestine ont été tout simplement ignorés par les vagues de colons venus d’Occident.
Pendant deux générations, des centaines de milliers d’enfants israéliens ont répétés le slogan « une terre sans peuple pour un peuple sans terre ». La haine présuppose des raisons, réelles ou imaginaires mais elle est moins dangereuse que la négation d’autrui, car les raisons de cette haine peuvent changer, ou du moins évoluer. La négation de l’autre, précisément parce que refus de la réalité, enfante une relation monstrueuse au réel.
Les violations systématiques des droits de l’homme, des Conventions de Genève et du droit international en général, avec la complicité de centaines de milliers de progressistes israéliens, n’ont pu être perpétrées, en 1948 et à partir de 1967, que parce que l’Autre n’existait pas dans la réalité mythique d’Israël : ainsi, selon la version officielle, nous occupons les terres de Cisjordanie et de Gaza, et non un million et demi d’êtres humains, les Palestiniens; nous enlevons des terroristes, jamais des hommes et des femmes; nous confisquons des « terres d’Etat » (domaniales), non un lieu de travail et la source de revenus d’une famille; nous tuons des émeutiers, pas des jeunes filles et de jeunes garçons.
La réécriture de l’histoire
Afin d’entretenir ce rapport irréel à l’Autre, il est absolument nécessaire de s’inventer une histoire qui puisse légitimer tous les actes et transformer la victime en bourreau. Mais la manipulation de l’histoire ne concerne pas seulement l’Autre, l’ennemi, mais aussi l’autre qui est en nous même. Toute l’histoire juive a été réécrite de façon à ce que le sionisme soit sa seule issue possible.
Deux millénaires de diaspora sont ainsi décrits comme une longue parenthèse d’oppression, comme un long sommeil qui séparerait la fin de la souveraineté juive sur la Palestine d’antan, du « retour » et de la renaissance nationale sur la terre ancestrale. Non seulement cette lecture n’a rien à voir avec la réalité, mais elle exige de plus une cassure dans la continuité de la mémoire, et un rejet absolu de toute racine dans l’histoire réelle des communautés juives de la diaspora européenne, méditerranéenne et arabe. L’Israélien se doit d’être l’antithèse du Juif de la diaspora.
L’autre face de cette falsification de la mémoire concerne l’environnement humain et physique du projet sioniste : dans l’historiographie officielle et la mémoire collective, reproduite par les appareils culturels et éducatifs, la Palestine est tout simplement effacée; elle n’a jamais existé, ou, dans le meilleur des cas, elle a disparu. Pour rendre possible un retour à la réalité, il faut une réalité plus forte que les mythes qui façonnent la conscience collective. C’est l’Intifada (le soulèvement populaire palestinien déclenché fin 1987) qui a joué ce rôle, contraignant le gouvernement israélien à reconnaître la légitimité palestinienne en terre de Palestine.
Le retour à la réalité
Une médiation était nécessaire entre la réalité nouvelle qui s’impose petit à petit et cette partie de l’opinion publique qui continue à vivre les mythes du passé. Cette médiation s’est traduite par l’organisation d’un dialogue, d’abord secrèt et informel, puis de plus en plus institutionnel jusqu’à l’ouverture des négociations d’Oslo entre l’Etat d’Israël et l’OLP. Le retour au réel par le dialogue implique la reconnaissance de l’existence de l’Autre comme être humain, et à travers elle, la reconnaissance d’un fait national palestinien et non plus seulement d’un « problème » palestinien.
Evidemment, ce retour au réel se fait progressivement, avec un énorme fardeau de préjugés, de craintes réelles et imaginaires, de paternalisme, mais aussi de volonté d’intégrer les nouveaux partenaires palestiniens dans une problématique totalement israélo-centrée. Tant que la reconnaissance est perçue non comme un retour à la normalité, mais comme une faveur ou, au mieux, un compromis à négocier, qui reproduit le rapport inégal et dominateur, il y a peu de chances de réconciliation effective, la « réconciliation » ne se faisant pas avec le Palestinien réel mais avec celui qu’on voudrait avoir pour voisin.
Pour parvenir à dépasser le rapport inégal et la lecture justificatrice et falsifiée de l’histoire, il faut aussi dépasser le stade du dialogue, et être capable de « lire l’histoire » avec les yeux de la victime. Tout discours de type « nous sommes tous des victimes », ou « oublions le passé, on ne se mettra jamais d’accord sur les responsabilités passées » est tout aussi mystificateur que le discours traditionnel.
Comme l’a montré l’expérience de ces dix dernières années, c’est uniquement à travers la solidarité et l’action commune que l’on peut parvenir à dépasser les discours auto-justificateurs. Tant que le dialogue repose sur un préalable de solidarité tribale, il ne permet pas la réconciliation, car il empêche de saisir la rationalité qui existe dans l’hostilité de l’autre, perçu comme un maillon dans la longue chaîne des persécutions (du peuple juif). C’est en rompant avec l’union sacrée et le consensus national que l’on se donne les moyens de se réapproprier l’histoire réelle et de bâtir une réconciliation fondée sur une réalité commune.
Sous Israël, la Palestine
La solidarité n’a de sens que si elle s’attaque aux murailles du ghetto et vise à casser le repli paranoïaque sur soi : tel est le sens du combat que mène depuis trois décennies quelques centaines d’Israéliens, au risque souvent de se mettre hors jeu par rapport à leur propre communauté, et d’y être exclus. Dans le cadre nouveau de l’ère post-Oslo, ce combat doit se mener autour du concept de responsabilité. Pour qu’un « compromis historique » soit possible et solide, il présuppose la prise de conscience par Israël de sa responsabilité dans le conflit, sinon la signification et la valeur du compromis offert par les Palestiniens ne sera jamais comprise et Israël continuera à se sentir victime, entretenant une relation conflictuelle, dans la paix comme autrefois dans la guerre.
En d’autres termes, ce n’est que lorsque Israël demandera « pardon » aux Palestiniens pour l’agression dont ils ont été victimes que l’on pourra parvenir à un réel compromis historique, basé sur le respect, l’égalité et la réciprocité.
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, Israel, Palestine
Ébauche pour la construction d’un art de la paix : Penser la paix comme stratégie
Expériences et réflexions sur la reconstruction nationale et la paix
Personnalité du camp de la paix israélien, Michel Warshawski est le fondateur et l’animateur de « Alternative Information Center » (AIC)à Jérusalem.
Extraits d’un texte original envoyé suite à l’appel international à contribution lancé par la FPH pour l’organisation de la rencontre internationale sur la reconstruction du Rwanda (Kigali, 22-28 octobre 1994).
Original text
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