La secousse de 1994 dans l’Etat du Chiapas reflète un dynamisme, dont les racines plongent dans l’histoire du Mexique, et qui est porteur de nouveautés pour l’avenir.
Une nouvelle phase dans la volonté de changement
Avec la décennie perdue des années 1980 et la question de la dette insolvable, source d’une nouvelle dépendance, la bataille essentielle en Amérique Latine est devenue celle de la société civile et de ses organisations indépendantes.Le concept de « libération nationale » traverse toute cette évolution. Il est la justification de la guérilla, la visée et l’espoir des insurgés, l’alternative à un développement inégal; il est aussi l’objectif pacifique de la lutte légale et non violente de la société civile. Cependant, l’accent sur le civil (société civile, résistance civile, insurrection civile) indique l’entrée dans une nouvelle phase de la lutte pour le changement.
Sous le septennat de J. Lopez Portillo, les partis sont légalisés et reçoivent une aide financière pour leur fonctionnement, ce qui était pour le gouvernement une manière de les contrôler. Lors des élections présidentielles de 1982, de nombreux Indiens se mobilisent au côté du Parti Socialiste unifié du Mexique. Mais après sa défaite, le PSUM a vite fait d’oublier ses électeurs des profondeurs de la selva et des hauts plateaux et se contente de proposer des programmes de développement de dernière heure. Cet échec des partis politiques devait progressivement donnerlieu à une mobilisation de la société civile, en dehors des partis et ne tenant pas compte du calendrier électoral.
Essor et déclin de la société civile
Dans les bidonvilles de Mexico ou les nouvelles villes pétrolières, à la campagne et au sein des ejidos (propriété sociale de la terre au bénéfice des communautés indiennes), un effort quotidien de conscientisation s’est effectué en profondeur. Des « organisations » ouvertes ont pris consistance. Si ces mouvements étaient considérés comme « irrécupérables"par les « avant-gardes"et n’intéressaient pas les partis politiques classiques, leurs micro-réalisations attiraient, en revanche, l’argent des ONG, qui y voyaient l’amorce d’une société alternative gérée par les exclus eux-mêmes. A la différence des partis politiques, ces organisations « indépendantes » tenaient un discours sans dogmatisme et accessible aux analphabètes. Leur force et leur valeur ne tenaient ni à un homme ni à une tendance mais à leur type d’organisation. Sans visée nationale, ce mouvementsocial avait un impact local ou régional, là où n’allaient ni les politiciens ni les fonctionnaires officiels.
Le tremblement de terre de Mexico en 1985, qui prit au dépourvu les institutions officielles, révéla au monde l’imagination et l’efficacité de ces organisations indépendantes de la société civile. Elles sauvaient des vies, créaient des logements; l’anonyme « Superbarrio » Gomez (une espèce de superman Dupont) agglutinait les enthousiasmes, convoquait les bras, regonflait les énergies, mettait en question les mesures institutionnelles, réussissant même à faire tomber le ministre de l’urbanisme.
Les nouveaux espaces sociaux ainsi conquis devenaient potentiellement subversifs. La popularité de la société civile était telle que le Président de la République ne pouvait la réprimer : il se contenta de la plagier et l’acheta par le moyen classique du clientélisme, il l’infiltra et la réduisit au silence.
Son successeur, le président Salinas (1988-1994) compléta ce travail avec plus de méthode, en proposant à ceux qui refusaient de se « vendre », de servir au plus haut niveau de l’Etat, démantelant ainsi le niveau local. C’est l’éclipse de la société civile par le contrôle, l’asphyxie ou l’entrée dans la clandestinité, qui remis en selle une guérilla d’un genre particulier au Chiapas.
Le réveil mexicain
Par ses effectifs considérables, par son organisation et par ses propos, l’Armée zapatiste de libération nationale (EZLN) montra d’emblée qu’elle n’était pas une guérilla classique : elle ne prétendait pas prendre le pouvoir mais au contraire poussait la société civile à le prendre. Plus de 200 organisations répondirent à son appel et se regroupèrent dans le Conseil par Etat des Organisations indiennes et paysannes (CEOIC). Tout en se déclarant solidaire de l’EZLN, le CEOIC exprima le début ses réserves quant au choix de la lutte armée.
Dans le cadre des futures conversations de paix, l’EZLN demanda à la société civile d’assurer les conditions du dialogue avec l’Etat. C’est ainsi que l’« Espace de paix » (ESPAZ) vit le jour, regroupant quelque 282 ONG de tout le pays.
Tout au long de la première période de dialogue et de négociations, du 22 février au 2 mars 1994, toutes ces ONG devraient jouer un rôle important, en faisant pression pour que les Zapatistes ne rendent pas les armes mais aussi pour qu’ils ne les utilisent pas.
En juillet 1994, à un moment de forte tension dans les discussions avec le représentant du gouvernement, l’EZLN appela la société civile à se manifester à nouveau par le biais d’une convention nationale démocratique. Du 6 au 9 août 1994, à Aguascalientes, une foule de 6 à 8000 délégués, invités et observateurs, répondit à nouveau à l’appel.
La presse indépendante du pays et celle de l’étranger étaient présentes ainsi que d’innombrables ONG en plus des intellectuels, des militants sociaux, des délégués des conventions des différents Etats de la Fédération et des organisations indiennes de toutes les ethnies; sans oublier les vieux Fronts, Blocs et Convergences, les militants des bidonvilles de l’époque du tremblement de terre et même Superbarrio Gomez. A cette occasion, le chef de l’armée zapatiste, Marcos, devait déclarer : « Désormais, l’EZLN ne se gouverne pas seule, elle obéit à la Convention. Elle ne prend pas la direction du mouvement, elle l’appuie ». L’EZLN se présentait ainsi comme la défense alternative dont se dotait la société civile.
Lors des élections présidentielles du 21août, le spectre de la fraude électorale fit craindre une reprise et même une escalade du mouvement armé. Mais le mot d’ordre fût autre : si la fraude devait se confirmer, la Convention appliquerait une stratégie de « résistance civile »; et si la situation devait empirer, celle de l’« insurrection civile ».
Au Mexique, la réappropriation de la démocratie par les citoyens s’accompagne d’un glissement de concepts : depuis la Constitution de 1917 la souveraineté résidait dans le « peuple », un mot qui remplaçait celui de « nation ». Les nouvelles formes d’organisation que se donne aujourd’hui le peuple mexicain, même si c’est de façon provisoire ou révocable, sont celles de la société civile comme expression de la « volonté populaire ». Un vocabulaire que l’Etat s’approprie aujourd’hui en le falsifiant quand il célèbre son triomphe électoral.
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, Mexico, Chiapas
Ébauche pour la construction d’un art de la paix : Penser la paix comme stratégie
Expériences et réflexions sur la reconstruction nationale et la paix
André Aubry est historien et anthropologue, à l’origine de la création de l’INAREMACqui vise à restituer aux Indiens du Chiapas leur histoire collective.
Séminaire sur la reconstruction du Rwanda, Kigali, 22-28 octobre 1994.
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AUBRY, André, La société civile au Mexique, qu’est-ce à dire ? in. DIAL, 1994/10, 1916
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