A partir du rapport que la société turque entretient avec son passé, c’est-à-dire dans le processus d’occultation de ce passé imposé par une mémoire officielle, puis à partir des phénomènes actuels de résurgence de mémoires nationales fragmentaires, Olivier Abel développe une problématique de la mémoire blessée.
Problématique à laquelle, de fait, appartiennent ces deux formes opposées de mémoire : l’une construit l’homogénéité de la nation turque sur un oubli monumental qui repose en fait sur l’amnésie, l’autre ressasse infiniment la dette, (dette envers les victimes) et définit ce type de démocraties post-nationales qui ont affaibli le lien national. Ces deux formes de mémoire incompatibles et opposées composent le différend arméno-turc, par exemple, mais aussi arabo-turc ou kurdo-turc etc..
Si à chacun correspond une blessure spécifique, ils appartiennent à cette même problématique de la mémoire blessée enracinée dans deux traumatismes initiaux : l un de deuil, la perte de l’empire, l’autre de naissance, celui de la nation Turque.
1- L’écroulement de l’Empire Ottoman à la fin de la guerre 1914-18 : le démantèlement de cet Empire a correspondu aussi à la fin d’une forme de « citoyenneté » - l’impérialité - qui avait fait travailler ensemble des communautés diverses (albanaise, arménienne, grecque, arabe…). Comme si la défaite extérieure avait eu pour effet une autre défaite, intérieure cette fois, faisant se dresser ces communautés les unes contre les autres. Violence aussi de tous les déplacements de populations qui ont ravagé cette région de 1912 à 1921 et qui furent plus ou moins orchestrés par les puissances européennes et en comparaison desquels, l’entreprise de purification ethnique en Bosnie fait pâle figure. Ainsi en 1923, l’échange forcé de populations entre la Turquie anatolienne et la Grèce a donné lieu, selon certaines estimations, au transfert de 430.000 Turcs des Balkans contre 1.350.000 des Grecs Anatoliens.
2- La naissance de la nation turque : elle s’effectue sur un traumatisme de deuil. La victoire dans la lutte nationale fut concomitante à une révolution culturelle sans précédent : changement de l’alphabet, du calendrier des poids et mesures, du code civil donc des moeurs (polygamie), des vêtements, de la langue… Ce qu’on appelle le kémalisme fonctionne comme un système pédagogique et militaire organisant l’unité nationale en reforgeant la représentation du passé par une histoire officielle, purgée de ses éléments hétérogènes et coupée de la mémoire vive des anciens.
Le problème crucial de cette mémoire turque est qu’il n’y a pas de mémoire sans un noyau identitaire même problématique. Or si l’on revient au traumatisme initial de naissance de la nation turque, qui est turc en 1921 ? Le citoyen natif du territoire turc ? Le turc ethnique descendant des turcs, c est-à-dire des Turkmènes ? Mais la plupart des Turcs sont des descendants de populations anatoliennes (grecques, arméniennes etc..) islamisées, séquelles de l’empire ottoman. Que fait-on des Kurdes, des Lazes de la mer Noire, de tous les musulmans non Turcs, des Arabes ? Seraient-ils les musulmans de Turquie ? Et si la langue turque est un critère, que fait-on de ceux qui ne la parlent pas mais sont musulmans ? L’identité turque fut un compromis entre ces divers éléments, dont Ankara ne cessa d’utiliser sélectivement certains, selon les conflits et les intérêts du moment. N’oublions pas non plus la responsabilité des puissances européennes dans ce qui s est produit.
La mémoire subjective
Aujourd hui, resurgit une autre mémoire longtemps contenue, celle que les gens se font, subjective et fragmentaire, de leur propre passé : il y a ceux qui découvrent les Balkans de leur grand-père, ceux qui retrouvent leur cousins Azéris, les Lazes qui découvrent leurs cousins ex-Soviétiques, ceux qui sont résolus à parler de leur origine albanaise, ou kurde ou arabe ou mixtes.Comment sortir de ce piège entre un agir historique fondé sur l’amnésie et l’exclusion et une mémoire qui comprend tout et débouche sur l’impuissance historique ?
Le pardon : la mémoire vive du différend
L’oubli monumental et la dette interminable appartiennent à la même problématique de la mémoire blessée. Certes l’identité arménienne semble organisée autour de la mémoire du génocide (mémoire identitaire, mémoire de ceux qui ne purent enterrer leurs morts)et l’identité turque semble l’être plutôt autour de l’amnésie et de la table rase (effacement actif du passé); mais ces deux rapports à la mémoire forment ensemble une mémoire blessée, l’une pétrifiée dans le rituel de l’accusation, l’autre dans le rituel de l’évacuation. Malade, cette mémoire est aliénée : elle n est plus que la réaction à l’autre mémoire, la place creusée en l’un par la mémoire de l’autre. La véhémence de cette opposition entre deux formes de mémoire tronquées peut conduire demain à de nouvelles tragédies. Avec les Kurdes par exemple. La faculté de briser la dette et l’oubli, c’est le pardon, qui n’est affaire ni de morale ni de religion. Ce pardon briserait l’oubli en refusant que les souffrances passées soient absoutes mais briserait aussi la dette en refusant la répétition infernale du passé. Dans le différend arméno-turc, le caractère tragique du conflit provient de ce que chacune des positions en présence relève de légitimations acceptables et incompatibles. Acceptable le droit à l’oubli, mais si on force les Turcs à se souvenir, il faudra se souvenir de tout ce qu’on leur a fait. Acceptable le droit à la mémoire, mais si l’on force les Arméniens à oublier, il faudra tout effacer et les laisser rentrer dans « leur » pays.
Le tragique de cette situation est l’impossibilité d’un langage qui puisse en même temps exprimer le tort subi et être entendu par ceux qui l’ont commis. Le pardon serait ce compromis d’un récit assez vaste, assez polycentrique pour porter en lui la pluralité des mémoires et les amener en définitive à composer, à accepter de perdre certaines de leurs prétentions exclusives, pour libérer une histoire qui ne serait plus le monologue des versions officielles ni l’atomisme relativiste de la dispersion des points de vue. Partant de l’écart entre deux droits, deux récits de justification incompatibles, le pardon tisse une sorte d’intrigue dramatique qui est celle de leur cohabitation.
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, Turkey, Armenia
Ébauche pour la construction d’un art de la paix : Penser la paix comme stratégie
Expériences et réflexions sur la reconstruction nationale et la paix
Olivier Abel est philosophe, président de la Commission d’éthique de la Fédération protestante de France.
Fiche rédigée à partir d’un document envoyé suite à l’appel international à contribution lancé par la FPH pour l’organisation de la rencontre internationale sur la reconstruction du Rwanda (Kigali, 22-28 octobre 1994) co-organisée par la FPH et le CLADHO (Collectif des Ligues et Associations de défense des Droits de l’HOmme).
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ABEL, Olivier
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