L’exemple grec montre que, même en Europe, vouloir subventionner la création d’un cadastre juridique pour clarifier les droits sur le sol est une fausse bonne idée.
André Hernandez, Michel Prouzet
2002
L’ambitieux programme de cadastre juridique qui a été lancé en Grèce depuis une dizaine d’années, avec un appui financier massif de l’Union européenne, est en train de tourner au fiasco. Il est important de comprendre pourquoi.
La Grèce n’a pas de cadastre, ou si peu. Près de deux siècles après la proclamation de son indépendance (1832), ce pays n’a toujours pas de système général donnant une totale garantie juridique à la propriété foncière et à ses droits connexes. Certes, la propriété foncière est reconnue et protégée, mais elle ne dispose pas de moyen d’inscriptions cadastrales ayant valeur juridique, ni de techniques d’enregistrement des droits fonciers capables de les localiser de manière précise, irréfragable et systématique, sur un quelconque support cartographique aisément consultable.
Poussé par l’Union Européenne, ce pays déploie cependant depuis une décennie, des efforts administratifs et financiers considérables, pour se doter, en une vingtaine d’années, d’un système général de garantie de la propriété foncière et immobilière.
La masse des données à traiter est considérable. Il existe quelques 110 000 volumes reliés qui sont stockés au sein des Conservations des Hypothèques et qui incorporent 113 millions d’écritures et de formalités affectant les immeubles, 4 millions d’hypothèques et 850 000 actes sont délivrés chaque année en liaison avec ce stock de données.
Il faut dire que le territoire est très morcelé puisqu’il compte quelque 15 millions de parcelles.
Des ressources budgétaires importantes (dont les grecs espèrent qu’une bonne partie continuera de provenir de l’Union Européenne) sont en principe consacrées à l’opération. Selon les estimations actuelles, l’ensemble de l’entreprise devrait se chiffrer à 3 milliards d’euros pour la période 2000 - 2015 (soit en moyenne 200 millions d’euros par an avec des pointes pouvant aller jusqu’à 300 millions d’euros). Un coût du même ordre de grandeur que celui du nouvel aéroport d’Athènes qui vient d’être achevé pour recevoir les participants aux jeux olympiques de 2004 et aura coûté 3,1 milliards d’euros. En dépense annuelle, cela représentera près de 1 % du budget de l’Etat.
En plus de ces dépenses, des organismes nouveaux ont fait leur apparition, d’autres ont été restructurés, et des lois cadastrales promulguées (notamment en 1995 et en 1998) pour officialiser les objectifs à atteindre ainsi que le cadre général d’intervention des acteurs publics et privés.
Enfin, une programmation des tâches a été arrêtée pour les vingt ans à venir. A l’horizon 2015, des bureaux du cadastre en nombre suffisant devraient avoir été ouverts. On espère que le pays aura enfin à sa disposition une instrumentation cadastrale en mesure de conférer aux ayants droit fonciers et immobiliers les garanties juridiques indispensables pour asseoir le développement économique du pays.
Par leur ampleur, les tâches à accomplir sont herculéennes. Il s’agit de bâtir un système cadastral complètement nouveau, le précédent s’étant révélé inapte à venir à bout de l’opacité des situations foncières, engendrée par un mélange très byzantin de prescriptions, de restitutions après les hostilités avec l’Empire Ottoman et de différents statuts hérités des différentes périodes de décolonisation. Le système de publicité foncière était devenu une source de difficultés pour les responsables du développement économique et la cause fréquente d’abandon de projets d’investissements.
Le caractère ambitieux (trop ambitieux ?) de l’entreprise apparaît en songeant aux nouvelles techniques de publicité foncière auxquelles il a été décidé de recourir. En l’espèce, le pays est devenu, à sa manière, un pays “en transition”. En effet, il s’est engagé à passer d’un mécanisme d’enregistrement des actes fort semblable au système français de la Conservation des Hypothèques, à un autre mécanisme fondé sur des titres fonciers opposables aux tiers, localisables sans ambiguïté sur des plans cadastraux.
Cet objectif a conduit à mettre sur pied une stratégie institutionnelle particulièrement complexe, destinée à encadrer le travail de collecte et de traitement des données foncières et immobilières.
Les acteurs traditionnels de l’enregistrement des droits fonciers ont vu leur rôle modifié, tandis que des organismes nouveaux étaient imaginés pour mener la transition à bonne fin.
Le nouveau dispositif commence tout juste à se mettre en place. Mais du fait de sa grande complexité et des lenteurs de réalisation des opérations, le doute commence à s’installer dans les esprits.
L’Union Européenne a, pour sa part, suspendu son aide financière, pour cause de mauvaise gestion, et les responsables commencent à s’interroger. Est-on sûr d’avoir fait les bons choix tant en termes d’objectifs que de modalités concrètes de mise en oeuvre ? Le débat ne peut plus être évité et il peut prendre valeur d’exemple (ou au contraire de contre-exemple), pour tous les pays (nombreux dans le monde) qui songent eux aussi à se doter d’un cadastre juridique en faisant table rase des systèmes antérieurs.
Les inconvénients du système traditionnel de publicité foncière Au début des années 90, lorsque la décision a été prise de se lancer dans la création d’un cadastre juridique, la situation en matière de publicité foncière était préoccupante… Et elle l’est toujours, puisque le projet n’a pas encore dépassé sa phase initiale.
Mais revenons au début des années 90, au moment de la conception du projet de cadastre hellénique.
A l’époque, la situation se caractérise d’abord par la grand opacité des conditions de la tenure foncière.
Cette situation résulte des différents statuts fonciers liés aux diverses étapes de la décolonisation du pays ; elle résulte aussi des conditions dans lesquelles se sont effectuées la récupération des terres prises aux Turcs, la restitution des propriétés foncières aux ayants droit grecs et la distribution de parcelles aux citoyens grecs refoulés de Turquie.
A certaines époques de son histoire, la Grèce a voulu introduire de la transparence, là où ne régnaient qu’opacité et complications. En 1853, sous l’impulsion du Roi Othon, un début de conservation des hypothèques est ainsi créé. Plus d’un siècle plus tard, sous le « régime des colonels » (1967- 1974), un projet de cadastre national voit le jour. Il ne survivra pas à la chute du régime. L’adhésion de la Grèce à l’Union Européenne, le 1er janvier 1981, allait précipiter les choses et justifier la décision des instances communautaires, prises quelques années plus tard, d’aider le nouvel Etat membre à se doter d’un outil jugé indispensable pour garantir la clarification des situations foncières.
La situation résultant de l’opacité ambiante ne pouvait plus durer.
Depuis l’accession de la Grèce à l’indépendance, l’histoire de la propriété foncière et immobilière n’a cessé d’être émaillée d’innombrables litiges aboutissant, non seulement à perturber le fonctionnement de la machine judiciaire, mais surtout à freiner le développement : les investisseurs répugnent à placer leurs fonds dans des pays ou n’existent pas de solides garanties juridiques sur les immobilisations foncières ou immobilières.
Consciente de cette situation, l’Union Européenne alla jusqu’à accepter de prendre en charge 75 % du coût du projet.
A la veille du lancement du projet actuel, ce qui tenait lieu de système cadastral se résumait à peu de choses. Pour des raisons historiques ou politiques les plus diverses (comme par exemple le rattachement à la Grèce de petites îles précédemment sous domination étrangère ou la nécessité d’apporter une réponse urgente à des problèmes bien circonscrits sur le plan territorial), le territoire national présentait une couverture cadastrale des plus réduites : ici quelques centaines d’hectares (comme dans la banlieue d’Athènes), là toute une île (alors que la Grèce en compte des centaines…).
S’agissant d’autre part des procédures de publicité foncière en usage au sein des 394 bureaux existants de la Conservation des Hypothèque, elles n’ont jamais pu être unifiées. Faute d’un guide unique des procédures, celles-ci varient d’une conservation à une autre, au gré des usages locaux, eux-mêmes dépendant de l’importance des effectifs des agents en charge de l’enregistrement des actes.
Quant à la valeur juridique des inscriptions hypothécaires, elle a toujours été sujette à caution. Dans la tradition de la publicité foncière grecque antérieure à la promulgation de la nouvelle législation cadastrale (1995-1998), qui continue de s’appliquer à titre transitoire, les Conservateurs des Hypothèques (les « Registrars » dans le jargon greco-anglais utilisé communément de nos jours) doivent enregistrer les actes portant sur les transactions foncières ou immobilières tels que rédigés sous forme d’actes authentiques par les notaires. Il ne leur appartient pas d’en contrôler la validité juridique. Toute la fiabilité du système d’enregistrement des titres fonciers repose donc sur les seuls notaires, sans aucun mécanisme de contrôle comme il en existe en France par exemple.
Les notaires ayant l’exclusivité de la rédaction des actes, aucune pression, hormis celle de leurs clients et leur conscience professionnelle, ne les pousse vraiment à faire diligence dans le traitement de leurs dossiers.
D’ailleurs, le notariat grec n’a pas la maîtrise de toutes les informations relatives à la configuration juridique ou physique des biens immobiliers ou fonciers. En dépit de leur qualité d’officiers ministériels, les notaires peuvent fort bien commettre des erreurs, même de bonne foi. Il n’est pas rare de s’apercevoir, après enregistrement, que telle parcelle a une autre superficie dans la réalité que celle qui est inscrite dans l’acte authentique, ou que telle autre appartient à une tierce personne dont l’existence n’avait pas été portée à la connaissance du notaire. Il peut aussi arriver que des héritiers négligent de se déclarer pour éviter de payer les taxes et que le bien échoit à une tierce personne.
On pourrait multiplier les exemples de ce type. Bref, l’insécurité foncière était (et reste encore tant que le nouveau système n’est pas en place) un danger permanent.
Les pouvoirs publics, aiguillonnés par les acteurs économiques, devaient nécessairement revoir l’organisation de la publicité foncière.
Techniquement, ils avaient le choix, au départ, entre deux grandes stratégies : – soit améliorer « de l’intérieur » le système de Conservation des hypothèques, comme cela a été fait en France au fil des ans, au moyen de réformes successives à caractère organisationnel ; – soit changer radicalement le système, au moyen d’une vaste réforme législative destinée à introduire, à la place du système de publicité foncière fondée sur l’enregistrement des actes, un système de garantie des droits réels découlant de l’attribution de titres fonciers sous la responsabilité de l’Etat.
C’est cette dernière option qui a été retenue par la nouvelle législation des années 1995-1998.
Un projet aux objectifs ambitieux La législation, sur laquelle est censée se construire le nouveau cadastre hellénique, repose sur deux piliers principaux : – d’un côté une loi traitant des enquêtes cadastrales préalables à la délivrance de titres fonciers dits « temporaires » (loi 23/08/95), – d’un autre côté, une loi précisant les procédures à suivre en vue de l’obtention du titre foncier « final » opposable aux tiers (loi 2664/98 sur le cadastre national).
Cette législation poursuit essentiellement trois objectifs : cartographique, administratif et proprement juridique.
Mise en place d’une infrastructure cartographique cadastrale La réalisation de cette tâche consiste à faire table rase de toute l’information juridique précédemment disponible sur les biens immeubles, en raison de son caractère jugé trop incomplet et ses nombreuses insuffisances, plutôt que d’essayer de l’améliorer en « comblant ses trous » en quelque sorte. Il a été jugé préférable de fonder un nouveau système de collecte et de gestion de l’information foncière en partant d’une base cartographique cadastrale à créer, le cas échéant de toute pièce, plutôt que d’améliorer la qualité de l’information foncière existante.
C’est sur le fondement de cette stratégie que l’agence cartographique du pays, aujourd’hui baptisée HEMCO (le « Hellenic Mapping and Cadastral Organisation ») a vu ses compétences élargies à la cartographie cadastrale.
Par la suite fut établie, sur le fondement de la loi 2664/1998, par décision commune de l’administration des Finances et de celle de l’Urbanisme, Ktimatologio SA (« KT » en abrégé), une société anonyme à capitaux d’Etat, soumise à des règles de fonctionnement de droit privé (autonomie financière et de gestion). Son rôle est celui d’un organisme de projet, appelé à disparaître lorsque sa tâche sera achevée.
En tant qu’agence de projet, KT est le maître d’ouvrage de tous les travaux de collecte de l’information foncière destinés à l’identification des ayants droit et au recensement des biens réels appelés à être localisés sur les plans cadastraux. A l’heure actuelle, KT dispose d’environ 110 agents dont 75 occupent des postes administratifs et 35 sont en charge de la préparation des appels d’offres (collecte des données juridiques, suivi de l’exécution des tâches confiées, par voie d’appels d’offres, aux cabinets de géomètres- experts, transfert des données foncières obtenues auprès des futurs « bureaux du cadastre » etc.).
HEMCO et KT ont donc pour charge, chacun dans sa sphère de compétence, de procéder par étape au cadastrage systématique de tout le territoire (132 000 km2), à l’exception des dépendances du domaine public. L’objectif final est d’obtenir une cartographie cadastrale complète et d’en assurer la mise à jour régulière (ce sera la future tâche de HEMCO qui devra veiller pour cela en permanence à donner à chaque bien-fonds une référence cadastrale précise et unique).
C’est à ce stade, que l’on est encore loin d’avoir été atteint, que seront appelés à intervenir les bureaux régionaux du cadastre.
Les bureaux régionaux du cadastre La loi a décidé de supprimer, au terme d’une période transitoire, les 394 bureaux actuels de la Conservation des hypothèques et de les remplacer par des bureaux de cadastre, compétents pour l’enregistrement des droits et la délivrance des titres fonciers.
Il est prévu de couvrir le territoire national d’une cinquantaine de bureaux du cadastre. A la fin de l’année 2002, une quarantaine devrait déjà voir le jour, après que la situation foncière de tous les biens fonciers et immobiliers, appelés à être cadastrés, aura été apurée.
Ces bureaux joueront alors le rôle d’officiers ministériels dotés de toutes les prérogatives régaliennes, puisqu’ils délivreront les titres fonciers et en garantiront tous les effets de droit voulus par la loi.
Pour le moment, on en est encore loin. Les enquêtes foncières qui ont été commanditées par HEMCO et KT sont en cours, mais de nombreux litiges n’ont pas été résolus et aucun bureau du cadastre n’a encore été établi. La lenteur des opérations en cours semble donner raison aux Cassandre qui pensaient que tout le projet n’était qu’un catalogue de voeux pieux.
Cela amène à s’interroger sur la manière dont les enquêtes foncières, préalable à la délivrance des titres fonciers, sont conduites. On touche là au troisième grand pilier de la réforme. Il concerne la publicité foncière et plus précisément les conditions concrètes de délivrance des titres fonciers.
La délivrance des titres fonciers La loi s’est attachée à mettre en place un nouveau régime de publicité foncière destiné à assurer une sécurité juridique maximale aux ayants droit. Elle a, pour ce faire, instauré une procédure très minutieuse, conçue pour écarter tout risque d’incertitude quant à la réalité et à la nature des droits fonciers reconnus et garantis aux ayants droit par l’Etat, au travers de ses bureaux du cadastre territorialement compétent eux-mêmes placés sous le contrôle du ministère de la justice.
L’objectif est de faire en sorte que la personne (physique ou morale) que la puissance publique aura adoubée comme « propriétaire », ne puisse voir sa qualité contestée ultérieurement par une tierce personne.
Tout pétitionnaire désireux de voir reconnus ses droits de propriétaire doit donc suivre une procédure très exigeante, se décomposant en trois étapes. Le franchissement de chacune d’elle est soumis à diverses conditions auxquelles il doit se plier. Parallèlement, tout un système de recours est organisé avant la délivrance du titre foncier final. Ces trois étapes sont les suivantes.
Etape 1. Un arrêté ministériel commence par délimiter un périmètre d’action cadastrale. Un cabinet de géomètres-experts, désigné au terme d’une procédure d’appel d’offres conduite par KT, prépare les plans cadastraux et collecte toutes les déclarations des ayants droit.
Cette phase se termine par la publication d’une matrice cadastrale. Les ayants droit peuvent alors faire valoir leurs droits auprès d’une « Commission locale de premier recours », laquelle ordonne la mise à jour éventuelle des données. Après avoir statué sur tous les cas litigieux, une seconde publication est effectuée par le géomètre-expert avec appel possible devant une « Commission locale de second recours ». Pendant tout ce laps de temps, le cabinet de géomètres continue de procéder, si besoin est, à la mise à jour des données juridiques en liaison avec le bureau de la Conservation des Hypothèques territorialement compétent.
Etape 2. Une fois que toutes les données sur un bien ont été obtenues (par le géomètre commissionné pour cela) et que tous les litiges éventuels ont été résolus, une décision ministérielle peut intervenir pour ordonner le transfert des données à un « Bureau de Cadastre Temporaire », dirigé par le « Registrar ». Celui-ci a une double responsabilité : il est Conservateur des Hypothèques pour la zone non cadastrée et chef du Bureau de Cadastre pour la zone cadastrée. Ce « Premier Enregistrement » conduit à la délivrance d’un « titre foncier temporaire », non encore opposable aux tiers, mais pouvant être délivré au demandeur moyennant paiement d’une redevance. Toute personne, en-deçà d’un certain délai pouvant aller jusqu’à sept ans (pour un ayant droit domicilié à l’étranger), peut intenter un recours devant le Tribunal de Première Instance afin d’obtenir la correction des inscriptions cadastrales lui faisant grief.
Etape 3. Au terme du délai en question, une décision ministérielle ordonne le transfert des données à un « Bureau de cadastre définitif » placé sous le contrôle d’HEMCO, et appelé à être localisé en principe auprès de chaque Préfecture. A ce stade, les titres fonciers sont définitifs, opposables au tiers, et aucun recours n’est plus recevable, sauf pour cause de manoeuvre dolosive, dûment constatée en justice.
Ainsi esquissée, la procédure cadastrale veut ouvrir la voie à un cadastre juridique susceptible de garantir toute la transparence foncière et la sécurité requise pour assurer le développement du pays.
Tout le problème est désormais de savoir si les moyens administratifs et financiers, mis en place à ce jour pour atteindre les objectifs arrêtés, sont à la hauteur des ambitions affichées, et si les procédures imaginées pour passer d’un système cadastral à un autre, répondent bien aux attentes du public et des investisseurs.
Poser ce genre de question revient à s’interroger sur la valeur des premiers résultats obtenus et à se demander s’il ne serait pas opportun de revoir certains des mécanismes auxquels on avait cru au départ.
Lenteurs de la mise en oeuvre Sept et cinq ans après l’entrée en vigueur des deux principales lois cadastrales, le moment est venu de dresser un premier bilan. Il est très préoccupant. Il conduit à s’interroger sur les voies et moyens en mesure d’améliorer les performances du système.
Certains chiffres bruts parlent d’eux-mêmes : Depuis 1996, sur un budget total prévu de 3 milliards d’euros, seulement 140 millions ont été dépensés, dont 100 millions par l’Union Euro- CADASTRE études foncières — n°97, mai-juin 2002 37 Un autre problème est celui de l’utilité même de la création d’un cadastre à vocation uniquement juridique La protection du domaine public maritime reste aléatoire Mykonos - Grèce © ENGEL/URBA IMAGES péenne… mais aucun titre foncier, même provisoire, n’a encore été délivré.
Moins de 7 % du territoire national a été déclaré « zone à cadastrer », après que les tâches de cartographie afférentes et de collecte des données juridiques ont été définies par voie de contrats avec des géomètres privés (une centaine de contrats ont été passés à ce jour par HEMCO ou KT).
Les contrats signés concernent des espaces éparpillés sur tout le territoire national, sans lien les uns avec les autres. A cela s’ajoutent des lourdeurs de gestion résultant de la décision de faire appel à une multitude de petits cabinets locaux de géomètres : le nombre de petits contrats à gérer est impressionnant (au total un millier de contrats dont environ 300 simultanément).
Les 30 contrats les plus anciens ont été signés entre HEMCO et les cabinets de géomètres au début 1996. Ils couvrent 1,7 % du territoire national, dispersés sur 66 communes (sur un total de quelques centaines pour tout le pays) et ces 30 premiers contrats n’en sont toujours qu’à la phase de « second recours ».
KT nourrit l’ambition d’organiser l’ouverture des 40 premiers bureaux de cadastre temporaires à la fin de 2002, alors même qu’aucun plan de formation n’a été mis au point, ni aucun manuel de procédures encore publié.
Tous les autres contrats en cours n’ont pas encore franchi la phase de premier recours au cours de la première étape. De ce fait, les données cartographiques et juridiques sur les biens à cadastrer sont toujours entre les mains des cabinets de géomètres privés, soit un total estimé à 2-3 millions de données juridiques en attente d’officialisation.
Qui plus est, ces données ne sont pas disponibles sous une forme informatique normalisée. Les informations obtenues sont donc disparates et aucune structure informatique n’a encore vu le jour.
La modestie de ces résultats, obtenus pourtant après six ans d’activités, laisse mal augurer de l’achèvement du programme dans les délais prévus à l’origine, de la couverture cadastrale du territoire et de la mise en place des bureaux de cadastre à l’horizon des quinze années à venir. Elle provoque une certaine crispation chez le principal bailleur de fonds de l’entreprise cadastrale : l’Union Européenne.
En prévoyant au départ, en 1994, que l’UE financerait 75 % du coût du projet, cette participation avait été calculée en pensant encore pouvoir limiter le coût total du projet à 700 millions d’euros sur 20 ans. Or, cette estimation est passée à 2 milliards d’euros en 1997 et à 3 milliards en 2001. Ce dérapage semble être à l’origine de la décision récente (décembre 2001) de l’Union Européenne de suspendre ses subventions, dans l’attente d’une meilleure maîtrise des coûts.
Parallèlement, l’évolution du projet a fait naître, sinon une polémique, du moins un débat plus ou moins feutré, entre experts européens et décideurs grecs. Ce débat conduit à s’interroger en premier lieu sur la valeur même des objectifs poursuivis par l’entreprise en cours et en second lieu sur les choix stratégiques de départ.
Ce qu’il ne fallait peut-être pas faire… La question est au moins implicitement au coeur du débat actuel. At- on pris la bonne route ? Ce débat porte sur plusieurs points forts.
Le premier point est celui du luxe des précisions juridiques qui entoure la procédure de reconnaissance des droits fonciers. On peut légitimement s’interroger sur la nécessité de la course d’obstacles organisée pour la reconnaissance des droits, conduisant à des milliers de décrets, à l’identification d’étapes s’étalant sur de longues années, sinon sur des décennies et obligeant en pratique le pétitionnaire à se livrer à de véritables contorsions avec l’administration pour avoir une chance de voir son dossier franchir les étapes voulues par la procédure dans un délai raisonnable.
Un autre problème est celui de l’utilité même de la création d’un cadastre à vocation uniquement juridique. On peut raisonnablement s’interroger sur le coût d’une telle entreprise. Le cadastre hellénique, bien que porté sur les fonds baptismaux par plusieurs administrations (Urbanisme, Justice, Environnement, Travaux publics), n’est pas un cadastre polyvalent et encore moins un système d’information foncière. En conséquence, il est étranger à l’idée d’une recherche d’économie dans le partage et la gestion des informations foncières et immobilières. Il est symptomatique d’observer à cet égard que KT a récemment décidé de supprimer sa division « marketing » : la récupération des coûts n’est pas un objectif affiché.
On notera surtout que le futur cadastre ne vise pas à identifier une matière imposable. Des lors, son coût d’établissement et de financement ne peut être que très partiellement récupéré, par le biais des redevances perçues au titre de l’enregistrement, lesquels élèvent en moyenne à 60 millions d’euros par an, soit 2 % du coût estimé du projet. On peut donc regretter un tel montage, aussi peu économe des deniers publics.
Il n’y a certes pas à mettre en cause l’utilité de combattre l’insécurité foncière mais il existe pour ce faire d’autres stratégies que la construction de tout un système de délivrance de titres fonciers par l’Etat.
Si le système cadastral français fonctionne correctement, alors même qu’il repose sur le seul enregistrement des actes, système désormais rejeté en Grèce, c’est parce que son organisation a fait l’objet d’amélioration successives et qu’il s’est bonifié au fil des années, ou plutôt des décennies.
Le facteur temps fait certes défaut à la Grèce, en cette période où elle doit se hâter pour mettre son économie au diapason de celles des autres pays de l’Union européenne.
Mais ce n’est certainement pas la course d’obstacles de caractère procédural introduit par le nouveau régime de la publicité foncière qui est susceptible de conduire à une accélération du mouvement.
Ce sont moins les décisions législatives qui sont en cause que les conditions concrètes de leur mise en oeuvre. On s’interroge beaucoup, en cette année 2002, dans les milieux d’experts, sur l’opportunité de revoir un certain nombre de points très concrets. Il ne s’agit pas de questions de fond mais leur accumulation pose de réels problèmes (notamment de coûts). De leur bonne solution, dépendra la survie de l’entreprise cadastrale dans son ensemble.
On citera quelques points techniques d’achoppement, choisis parmi les plus débattus à l’heure actuelle. Ils concernent le positionnement dans l’administration et les règles de fonctionnement de KT en tant qu’agence d’exécution du projet.
Ils portent aussi sur les relations que cette agence entretien avec les principaux groupes d’intervenants dans le processus de mise en place du cadastre : usagers, notaires et « registrars ».
38 études foncières — n° 97, mai-juin 2002 Fonctionnement perfectible de KT en tant qu’agence d’exécution du projet Si KT a été conçu, par la loi, comme une simple agence d’exécution destinée à s’effacer, une fois sa tâche achevée, dans la pratique, des doutes s’installent. Du fait du caractère hybride de son statut (société de droit privé, mais au capital public), elle se sent à l’abri du besoin en cas de difficultés tout en pouvant être guidée par la loi du profit comme toute entreprise privée.
Ce statut commercial est un leurre. Jusqu’à ce jour, KT fonctionne essentiellement grâce aux subsides de l’Union Européenne.
Que ceux-ci disparaissent, comme il en est question à l’heure actuelle, et c’est tout l’équilibre financier du projet qui risque de sombrer, puisque dans le même temps, KT devra continuer à honorer ses engagements envers les cabinets de géomètres, et cela en dépit, des grèves, des actions en justice, des délais de paiement, etc.
Il est clair que le mixage des genres, dans les statuts de KT, produit des résultats souvent pénalisants sur le plan économique. Le gros du travail de KT consiste en outre à gérer indirectement (sous couvert des contrats passés avec les cabinets de géomètres) des informations foncières dont elle ne peut tirer aucun profit commercial puisque ces mêmes informations sont destinées aux futurs bureaux du cadastre appelés a être placés sous le contrôle de l’Etat par le canal de HEMCO. Tout autre serait la situation si KT, au lieu d’être une simple agence d’exécution d’un projet, avait été une agence nationale du cadastre, à l’instar de ce qui existe par exemple en Australie. Dans ce cas, au lieu d’attendre les subventions de fonctionnement d’origine nationale ou internationale, KT aurait pu commercialiser les données en sa possession.
Une telle approche irait dans le sens des stratégies préconisées par la Commission Européenne, en faveur de l’exploitation commerciale des données émanant du secteur public parmi lesquelles les données cadastrales (voir sur ce sujet le projet de Livre Vert de la Commission n° COM(1998)585 portant sur « L’information émanant du secteur public : une ressource clef pour l’Europe »).
Dans le même ordre d’idées, il est clair que si le pari de la commercialisation des données avait été pris au départ, un dynamisme plus grand aurait inspiré les activités de KT dans des domaines qui sont statutairement les siens : relations avec les usagers, gestion des ressources humaines au sein même de KT, plan de formation des agents des futurs bureaux du cadastre, stratégies commerciales pour pouvoir répondre à des appels d’offres internationaux.
Relations entre KT et les usagers Il n’est pas sûr non plus que dans ce domaine les bonnes options aient été prises. Si des dérapages de coûts dus au rallongement des procédures d’enquêtes foncières et immobilières ont eu lieu, c’est au moins en partie parce que des efforts n’ont pas été tentés pour faire des usagers des partenaires de l’administration. Loin de collaborer avec elle, nombreux sont les propriétaires qui tardent le plus possible à répondre aux diverses sollicitations des géomètres et des agents de l’administration à l’occasion des enquêtes destinées à collecter les données foncières.
La sous-information du public est également patente. Elle s’explique sans doute par le souci de ne pas mécontenter les notaires, un groupe socioprofessionnel puissant qui voit d’un mauvais oeil la perte de son monopole. C’est ainsi qu’il est envisagé de limiter aux seuls professionnels (notaires et « registrars ») l’accès à l’information juridique du futur cadastre.
D’autre part, en raison de leur manque d’informations, nombreux sont les usagers à confondre la réforme cadastrale en cours avec une réforme du droit de l’urbanisme dont les règles ont de la peine à s’appliquer en Grèce. La question est débattue en permanence dans le pays. Or, contrairement à ce que semblent croire beaucoup de responsables, le système cadastral n’est d’aucun recours pour faire respecter les règles d’urbanisme. Le mitage des campagnes est donc promu à un riche avenir.
Dans le climat actuel de leurs relations, la méfiance des administrés envers les administrations est telle qu’elle risque, si rien n’est fait pour y mettre fin, d’empêcher toute collecte rapide et complète des informations.
Relations entre KT et les cabinets de géomètres Les cabinets de géomètres ont un rôle essentiel dans la réforme en CADASTRE études foncières — n°97, mai-juin 2002 39 La sous-information du public est également patente.
Elle s’explique sans doute par le souci de ne pas mécontenter les notaires © ROUSSEAUD/URBA IMAGES Dodécanèse - Grèce Le système cadastral n’est d’aucun recours pour faire respecter les règles d’urbanisme cours. Ils détiennent une position de monopole de fait dans la connaissance foncière et immobilière de leur zone d’intervention puisqu’ils sont chargés de collecter, de localiser, puis de gérer la documentation cadastrale pendant toute la première étape, avant la création des bureaux de cadastre. Or, dans leurs relations contractuelles avec KT, tout se passe comme s’ils étaient les seuls maîtres de l’information juridique. En effet, KT n’a pas les moyens techniques et humains, donc la capacité de gestion, pour contrôler effectivement la bonne exécution des contrats de prestations de service. De contrôle de qualité point ou si peu.
La multiplication des petits contrats avec les géomètres (environ 400 à l’heure actuelle, sans doute un millier dans les années à venir) ne fait que compliquer la situation, car elle alourdit la charge de travail de KT et l’empêche de traiter les autres aspects majeurs de l’activité cadastrale, à savoir la fiabilité des données juridiques collectées.
Les contrats sont en principe gérés sans limite de temps, dans l’attente de l’ouverture des bureaux de cadastre. Certains ont certes une durée d’application de six ans, mais, ils assurent des revenus réguliers aux géomètres qui sont dès lors peu pressés à transférer leurs données et à voir leurs honoraires se tarir.
D’ailleurs l’informatisation du traitement des données cartographiques et juridiques n’est pas encore en place et la coordination administrative souffre de bien des insuffisances.
Enfin, KT, du fait de son statut, n’étant pas partie intégrante de l’administration, cette société n’est pas toujours au courant des décisions qui s’y prennent dans son propre secteur d’activités. Ainsi, des décisions de cartographie cadastrale systématique sont prises sans tenir compte des données existantes dans diverses administrations. Par exemple, la Commission européenne a contribué au financement d’une cartographie des exploitations agricoles, sans que KT en dispose.
Relations KT et les autres acteurs en matière d’enregistrement des droits fonciers A terme, la réforme en cours devrait entraîner des changements dans les statuts et les prérogatives des principaux acteurs concernés par l’enregistrement des actes : les notaires et les « registrars ». Ces professionnels, ne lui sont guère favorables, car ils y voient le risque de perdre certaines positions durement acquises.
Ces craintes sont fondées. Les bureaux de conservation sont appelés à disparaître, les notaires devront se restructurer pour répondre au marché, de nouveaux bureaux de cadastre devront être ouverts avec du personnel formé à de nouvelles fonctions et à de nouvelles responsabilités.
A ce stade, la seule information de ces professionnels ne suffit plus.
Il est indispensable de les préparer aux échéances qui les attendent.
Cela supposerait de la part de KT des initiatives, un effort d’innovation.
En définitive, il apparaît de plus en plus urgent, de revoir certaines stratégies de mise en oeuvre de la nouvelle législation cadastrale. Il y va de la poursuite du projet qui risquerait de ne pas survivre aux hésitations et aux difficultés actuelles.
Les enseignements d’une expérience jugée parfois sévèrement Le projet de cadastre hellénique doit faire l’objet d’un réexamen. Il conviendrait sans doute, comme semble le penser la Commission Européenne qui a interrompu ses aides à un projet qu’elle avait contribué à lancer, de marquer un temps d’arrêt pour réfléchir à une autre méthode et, peut-être, à d’autres stratégies.
Ainsi, il serait utile d’impliquer les municipalités dans le projet. Parallèlement, il conviendrait d’élargir la finalité du cadastre dans le cadre d’une réforme de la fiscalité foncière et immobilière qui aurait en outre le mérite de contribuer à son financement.
A côté de ces réflexions de fond, des mesures plus techniques sont à envisager. Elles consisteraient à mettre un terme à un système qui s’apparente bien plus à une recherche de compromis avec les professionnels du foncier (les notaires essentiellement) qu’à une stratégie novatrice de publicité foncière au meilleur coût.
La rentabilité, donc la commercialisation des données recueillies doit être le point focal des études et des actions. Il n’existe à ce jour aucune étude de rentabilité. En outre, il ne suffit pas de faire payer l’obtention d’un titre foncier par l’usager (c’est une mesure anti-économique), mais de mettre sur pied sans doute un mécanisme de taxation des terrains et des plus-values foncières.
Le cadastrage systématique, permettant de distribuer du pouvoir d’achat à des géomètres locaux sur toute l’étendue du territoire national conduit à l’éparpillement des travaux et génère des dépenses élevées, d’autant que la réalisation de certains travaux ne s’impose pas vraiment. Ainsi en est-il de celles visant à produire des cartes et des données cadastrales conformes aux exigences trop pointilleuses d’une législation à revoir.
Le fait est qu’il existe déjà des données cartographiques éparses dont on pourrait tirer profit. Il s’agit de cartes des exploitations agricoles et de cartes cadastrales de certains territoires urbains.
Certains de ces éléments (les cartes agricoles) ont même été partiellement financées par l’Union Européenne.
Pour économiser les deniers publics, mieux vaut veiller à utiliser d’abord ce que l’on possède, plutôt que de se lancer dans des opérations nouvelles. Cela suppose de se concentrer davantage sur la coordination que sur la production.
Sachant que des données peuvent être collectées ici ou là, il est absurde de faire table rase de l’acquis cartographique existant, au nom d’un quelconque perfectionnisme cadastral, peut-être séduisant, mais inutilement onéreux.
De larges pans de la législation sur la publicité foncière gagneraient à être revus. En particulier, la multiplicité des étapes de la reconnaissance des droits conduit à la multiplication des situations transitoires et entraîne des coûts élevés qui iront en s’amplifiant au fil des ans, avec des incidences sociales encore mal mesurées.
Des efforts doivent être menés en parallèle pour débureaucratiser le cadastre. Celui-ci semble en effet parfois davantage conçu dans l’intérêt des professionnels du foncier que des usagers.
L’interruption des aides communautaires doit être l’occasion d’un réexamen du projet. Il n’y a pas d’alternative si l’on veut éviter que cette interruption ne se transforme en un abandon pur et simple.
Comme le dit l’adage, « errare humanum est, perseverare diabolicum »…