L’éducation comme facteur de conciliation entre la tradition et le changement
07 / 2005
Dans un système socio-économique tel que celui en vigueur en Amérique latine, où la pauvreté et l’exclusion sociale continuent à sévir, la violence est un phénomène qui s’étend en permanence dans la société, et va jusqu’à être assimilée à un aspect inhérent et normal de la vie quotidienne. Les différences de sexe, d’âge, de condition économique, d’origine ethnique, de culture et de croyances, sont autant d’éléments sur lesquels s’est construit un système de stratification sociale marqué par la domination et l’exploitation, dans lequel en général les couches les plus pauvres et les plus faibles sont soumises aux plus riches et aux plus puissantes.
Dans les pays latino-américains hispanophones, l’héritage colonial a été déterminant pour la définition des strates sociales et l’assignation de différents rôles aux différents secteurs de la société. La population indigène est la plus défavorisée, parce qu’elle n’est ni blanche ni métisse, parce qu’elle ne parle pas espagnol, et parce qu’elle s’assume comme porteuse de cultures ancestrales qui, ayant réussi à survivre à la conquête espagnole, ont subsisté jusqu’à notre époque.
Dans le cas particulier du Mexique, le soulèvement armé du mouvement indigène zapatiste en janvier 1994 dans l’État méridional du Chiapas a permis de rendre manifeste, dans les médias nationaux et internationaux, l’état de pauvreté et de marginalisation qui est celui des populations indigènes de ce pays. De manière particulièrement innovante, il a aussi permis de souligner la situation de violence et d’oppression dont sont victimes les femmes indigènes au sein de leurs communautés, généralement régies par des systèmes patriarcaux.
Suite à cette dénonciation, la société mexicaine est tenue de réfléchir à son tour à des problèmes historiques non résolus de sa vie comme nation. Le premier est la lutte des peuples indigènes pour le droit à l’autodétermination et à la préservation de leurs systèmes d’« us et coutumes » (normes collectives économiques et socio-culturelles d’origine ancestrale qui régissent la vie des communautés indigènes). Le second, qui se conjugue au premier, est la lutte pour les droits humains des individus à l’intérieur de ces communautés indigènes. Or cela implique nécessairement la revalorisation du rôle que remplissent tous les membres de ces communautés (femmes, enfants, anciens et hommes) et la modification de ce système même des « us et coutumes » dans les aspects de celui-ci qui vont à l’encontre du bien-être de certains des membres de ces communautés, c’est-à-dire fondamentalement les enfants et les femmes.
Il est fréquent que les systèmes d’us et coutumes de nombreux peuples indigènes méconnaissent ou limitent les droits humains, politiques, économiques et civils des femmes, et favorisent de ce fait la prévalence de la violence et de l’absence d’autonomie dans la vie quotidienne des femmes indigènes. Il est important de souligner que ces conditions de vie, puisqu’elles sont conçues comme faisant partie du système d’« us et coutumes » de la communauté, en viennent à être acceptées par la population féminine elle-même. Depuis des générations, les femmes ont contribué à transmettre ces systèmes de valeur à travers leur rôle de mère, de sœur, de tantes ou de grand-mère.
En 2002, un groupe de chercheurs/euses du Programme de post-graduation en comptabilité et administration de l’Université autonome de Mexico (UNAM) initia un projet dans le cadre de cette réflexion. L’objectif de ce projet était d’analyser quels sont les changements constatés par un groupe de femmes indigènes en ce qui concerne la valorisation des rôles féminins dans leur communauté lorsqu’elles ont accès à une éducation qui leur permet d’apprendre à lire et écrire, à se former pour exercer un rôle public et connaître leurs droits de femmes.
Le projet a pour intitulé complet « La violence contre la femme dans le système d’us et coutumes de la Municipalité de Santa Catarina Lachatao, district de Ixtlán de Juárez, État d’Oaxaca, Mexique ». Pour réaliser cette recherche, 20 femmes analphabètes d’entre 16 et 20 ans, issues des villages Laritza, La Valenciana, El Arco, Río de los Trabajos, La Mano del Burro, Chigula, Rancho Pájaro, El Zapato, Monte Negro et Agua Blanca, dans la municipalité de de Santa Catarina Lachatao, district de Ixtlán de Juárez, une communauté située dans la montagne au Nord de l’État d’Oaxaca, au Sud-est du Mexique.
Le projet s’est déroulé en trois étapes. Au cours de la première étape, les jeunes femmes s’installèrent dans la ville de Mexico, pour une durée d’un an. Durant cette période, on leur apprit à lire et écrire, on les forma à l’exercice d’un rôle public, et on les fit participer à un séminaire sur les droits humains et les droits de la femme. A la fin de cette première étape, une évaluation fut réalisée pour mesurer au sein du groupe le niveau de connaissance de leurs droits en tant que femmes. Furent abordés aussi bien la violence physique et psychologique que les violations des droits civils, politiques et économiques des femmes. Les femmes en question se montrèrent capables d’identifier les cas de violation de leurs droits, et exprimèrent en particulier leur indignation au sujet de la violence physique que les hommes exerçaient sur elles.
Cependant, bien qu’elles reconnaissaient que certaines pratiques traditionnelles de leurs communautés, principalement celles relatives au mariage, portaient atteinte à leurs libertés, la majeure partie des participantes du groupe s’accordait pour considérer que renoncer à ces pratiques entraînerait leur ségrégation de la communauté, une situation qu’elles n’étaient pas disposées à provoquer. Les pratiques en question sont principalement des traditions comme celle du choix du futur époux par le père, la remise d’une dot ou d’un paiement en espèces de la part de la nouvelle mariée, le mariage des filles à un âge très précoce et les restrictions relatives aux pratiques contraceptives.
En ce qui concerne le second bloc thématique sur les droits civils, politiques et économiques, les jeunes femmes manifestèrent leur désir d’obtenir le droit à l’éducation, à la participation politique et la possibilité de travailler en dehors du foyer et d’acquérir des possessions. Cependant, elles manifestèrent également qu’elles n’étaient pas totalement convaincues de l’importance de ces droits pour elles, étant donné que leurs mères, sœurs et grands-mères n’en avaient pas joui. Les résultats de cette première phase de la recherche furent positifs mais limités. Les femmes indigènes savent identifier les violations de leurs droits, et spécifiquement s’opposent à la violence physique ; cependant elles font passer le respect des « us et coutumes » de leur peuple avant leurs droits comme femmes et individus.
En 2003 fut entreprise la seconde étape de la recherche. Les femmes retournèrent dans leurs villages et se réintégrèrent aux activités de leurs communautés. L’objectif était d’évaluer au bout d’une année leur capacité à identifier les principaux facteurs qui conduisent à la violence exercée contre les femmes dans leurs communautés. Les jeunes femmes évoquèrent principalement trois problèmes : la pauvreté, l’alcoolisme, et la méconnaissance par les femmes de leurs propres droits. Elles s’accordèrent pour estimer que la pauvreté de leur famille et le fait que la famille du futur époux remette à celle de la future épouse une dot sont les deux éléments fondamentaux qui explique l’obligation qui pèse sur elles de se marier dès l’enfance (souvent à 13 ans). Puisque les femmes sont très jeunes lorsqu’elles se marient, elles se retrouvent totalement à la charge de l’époux, lequel prend seul toutes les décisions relatives à la famille. Le groupe des jeunes femmes a également vu dans la pauvreté la cause principale de l’alcoolisme dans leurs communautés, un fléau qui se traduit par des violences physiques contre les femmes et les enfants, par des séparations au sein des familles, et même par l’abandon par les hommes des terres travaillées. Les jeunes femmes indigènes du groupe conclurent que la méconnaissance par les femmes de leurs droits favorisait chez elles l’acceptation des mauvais traitements subis de la part des hommes comme quelque chose de normal. En outre, il fut reconnu que l’éducation des femmes et des fils et filles, tout comme leur participation politique sur les enjeux de la communauté, sont des éléments essentiels pour la reconnaissance des droits de la femme.
Enfin, la dernière partie du programme de recherche demandait aux jeunes femmes, conjointement avec d’autres femmes de leurs villages, qui jusqu’à présent n’avaient pas participé au projet, de faire une liste des droits qu’elles considéraient comme fondamentaux pour améliorer leur condition à l’intérieur de leur communauté. Les droits considérés les plus importants étaient : une vie sans violence physique ; l’accès aux services de santé ; apprendre à lire et à écrire ; pouvoir diriger sa propre vie de manière autonome (choisir son partenaire, décider du nombre d’enfants, pouvoir travailler et étudier) ; et participer aux débats et aux décisions sur les enjeux politiques des communautés.
Ces femmes sont conscientes que la lutte pour acquérir ces droits ne sera pas une tâche aisée. Elles savent que la majorité des membres de leurs communautés est réticente à remettre en question une normativité qui a subsisté depuis des générations, mais elles reconnaissent pourtant leur propre responsabilité, en tant que mères, dans la transmission éventuelle de ces coutumes de violence et d’exclusion. Quand on leur a demandé si elles étaient disposées à abandonner leurs communautés pour pouvoir mener une vie sans violence, elles répondirent résolument par la négative, qu’elles souhaitaient au contraire que leur condition de femme s’améliore au sein même de leurs communautés. Elles s’assument fièrement comme ayant à porter et à transmettre une culture ancestrale ; elles ne souhaitent pas rompre avec les traditions ni avec la communauté, mais cela ne signifie pas qu’elles ne doivent pas critiquer ce qui les meurtrit. Ces femmes indigènes pensent que si la communauté commence à prendre conscience des droits de la femme, peut-être les prochaines générations pourront vivre mieux, même si elles sont encore pauvres et discriminées comme indigènes.
indigenous peoples, regional integration, woman and violence, impact of education on development, education and social change
, Mexico, Latin America, Municipio de Santa Catarina Lachatao, Distrito de Ixtlán de Juárez, Oaxaca, México.
Integración regional en América Latina : Chile, Colombia, México
Les taux élevés de violence contre les femmes au Mexique et dans le reste de l’Amérique latine ne se constatent pas uniquement dans les communautés indigènes. Toutefois, il faut remarquer que les femmes indigènes sont confrontées à une triple discrimination au sein des sociétés latino-américaines : comme femmes, comme pauvres et comme indigènes.
Cet état de fait nous oblige à questionner, bien au-delà de la responsabilité directe du systèmes des « us et coutumes » indigènes, le rôle que joue l’État latino-américain dans la promotion et la défense des droits humains et particulièrement de ceux des femmes indigènes. Les principales causes de la violence identifiées par ces jeunes Mexicaines dans leurs communautés sont la pauvreté, l’alcoolisme et le manque d’éducation, problèmes qui caractérisent une réalité sociale partagée par les pays d’Amérique latine dans leur ensemble. Dès que l’on analyse ces facteurs, il apparaît impossible de dissocier la pauvreté et l’exclusion sociale dont sont victimes les peuples indigènes dans nos pays des phénomènes de violence observés au sein de ces communautés. Cette hypothèse est encore corroborée par le fait que parmi les droits identifiés par ces jeunes femmes comme fondamentaux, on retrouve au premier plan les services de santé et d’éducation, qui sont des obligations de l’État. Face à ces conclusions, il conviendrait de se demander si et jusqu’où la restriction des droits socio-économiques est le principal facteur limitant qui pèse sur le développement des femmes indigènes dans nos pays.
Parmi les documents intéressants qui abordent le thème de la violence contre les femmes dans les communautés indigènes et la lutte pour leurs droits : “Ley Revolucionaria de las Mujeres”, in EZLN Documentos y Comunicados 1 (1° de enero al 8 de agosto 1994), Editorial ERA, México ; documents et actes de l’atelier-rencontre « Los derechos de las mujeres en nuestras costumbres y tradiciones », réalisé à San Cristóbal de las Casas, Chiapas les 19 et 20 mai 1994 ; actes de la Rencontre nationale des femmes indigènes, réalisée à Oaxaca de Juárez, Oaxaca, du 29 au 31 août 1997 ; JAIDOPULU, María, “Las mujeres indígenas como sujetos políticos” in Chiapas, volume 9, Instituto de Investigaciones Económicas, UNAM, 2000.
Cette fiche a été réalisée dans le cadre du développement de l’alliance méthodologique ESPIRAL, Écrivains Publics pour l’Intégration Régionale en Amérique Latine.
Voir aussi les travaux du Forum international des femmes indigènes sur la question de la violence : indigenouswomensforum.org/vaiwreport06.pdf (anglais) et indigenouswomensforum.org/vaiwreport06-sp.pdf (espagnol).
Fiche originale en espagnol : Revalorización de los derechos de las mujeres en las comunidades indígenas
Interview
MONTALVO, Laura y FLORES, María Elena. Profesoras investigadoras de la División de Estudios de Postgrado de la Facultad de Contaduría y Administración de la Universidad Nacional Autónoma de México, (UNAM). Teléfonos: Laura Montalvo, (52-55) 5575 5191, María Elena Flores: (52-55) 5651 9058.
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