Juste un air d’accueil pour l’habitat en caravane
01 / 2007
En imposant aux communes la création d’aires d’accueil pour les « gens du voyage », la France a inscrit dans sa loi une obligation d’hospitalité inédite. Mais circonscrire les conditions de cet accueil néglige le fait que les « gens du voyage » ne font pas que voyager, ils cherchent aussi à habiter. L’accueil de l’itinérant peut devenir une manière de nier la possibilité d’être chez soi, lorsqu’on n’est pas sédentaire. L’hospitalité légale envers les « gens du voyage » reconnaît donc une spécificité, mais la constitue en altérité, faisant ainsi pivoter un devoir d’accueil en assistance parcimonieuse.
Entre la peur et la folklorisation, l’espace est étroit pour rencontrer les 400 000 « gens du voyage » vivant en France. « Les gens du voyage » n’existent qu’au pluriel, en tant que groupe, réceptacle de tous les fantasmes. Les pouvoirs publics eux-mêmes les appréhendent de cette manière. Pourtant, le mythe républicain français intronise l’Etat comme émancipateur de l’individu, libéré de ses autres appartenances qui l’entravent. Avec les gens du voyage, au contraire, l’Etat a construit une catégorie de population particulière disposant de la nationalité française et vivant hors des formes canoniques d’intégration que sont l’Ecole, la sédentarité et le salariat.
Après des décennies de politiques d’assimilation et de contrôle, la loi Besson du 5 juillet 1990 reconnaît même leur mode de vie, fondé sur l’itinérance, et propose un dispositif particulier pour permettre cette singulière présence : les aires d’accueil.
Cette loi bouscule le modèle républicain en introduisant un droit inédit favorable à l’accueil d’une altérité dissonante au sein de l’espace national, mais rejoint d’autres discriminations juridiques. Alors que beaucoup de « gens du voyage » disposent de la nationalité française, ils sont soumis à des obligations spécifiques : ils doivent par exemple détenir un titre de circulation régulièrement mis à jour et leur accès au droit de vote est soumis à un temps de résidence préalable sur le territoire de la commune. Symbole de cette ambivalence, le droit à l’allocation logement leur est refusé du fait de vivre en caravane, mais ils demeurent redevables de la taxe d’habitation !
Quand l’Etat manie la carotte et le bâton avec les communes
En 1990, quand la loi Besson impose aux communes de plus de 5 000 habitants de se doter d’une aire d’accueil, ces dernières ne s’empressent pas de répondre à leur obligation. Aussi, dix ans plus tard, une seconde loi est promulguée, plus incitative en termes financiers : 70 % de l’ensemble de l’opération sont financés par l’État. Elle est aussi plus contraignante : en principe, si les communes ne l’appliquent pas dans un certain délai, l’État peut imposer la construction de l’aire d’accueil sur le territoire communal, aux frais exclusifs de la commune ; ce qui ne s’est, en pratique, jamais produit. Elle est enfin plus attractive : si une commune accepte de construire une aire d’accueil, le recours aux expulsions des campements sur son territoire sera facilité.
Accueil illusoire et géographie de l’interdit
Cette loi, dont l’esprit est ambivalent, demeure en outre peu appliquée. Sur un besoin total estimé à 40 000 places, seules 8 000 sont aujourd’hui disponibles. Six ans après la promulgation de la loi, ces maigres 20 % de réalisation, conjugués à la rationalisation continue des usages possibles du territoire, rendent chimérique la figure de l’itinérant faisant halte là où un espace dédié à l’hospitalité l’attendrait.
À l’instar des bancs du réseau de transports en commun ou des entrées d’immeuble, qui multiplient les reliefs destinés à éviter l’installation des sans logis, les bords de route multiplient les bosquets, fossés, portiques et rambardes qui font obstacle aux caravanes et dessinent une géographie de l’interdit. Seuls les rares espaces restés vacants demeurent accessibles (terrains proches des déchetteries, en zone polluée, ou à proximité des échangeurs d’autoroutes…). Et la probabilité d’en être expulsé sans ménagement ne cesse d’augmenter : les délais d’expulsion ont été réduits à 24 heures dans le cadre de la loi pour la sécurité intérieure de 2003, et un maire ou un propriétaire peut désormais recourir au préfet pour demander une mise en demeure de quitter les lieux sans plus avoir à saisir un juge au préalable. Initialement, ces possibilités d’expulsion étaient conditionnées par le fait de disposer d’une aire d’accueil. Désormais tout signe d’engagement dans la construction d’une aire pourrait suffire. L’expulsion est donc la préoccupation quotidienne pour nombre de « gens du voyage ».
Un mode de vie singulier : concilier itinérance et attachement territorial
Les « gens du voyage » ne cherchent pas seulement à voyager, mais aussi à s’ancrer, puisque, pour beaucoup, l’itinérance se pratique surtout en période estivale, lorsque les terrains redeviennent secs et viables, lorsque les opportunités économiques, les événements familiaux et religieux incitent à reprendre la route. La caravane correspond à un choix de vie : elle permet de concilier non seulement vie familiale et regroupement communautaire, mais aussi territoire d’attachement et pratique de l’itinérance.
Cette notion de territoire d’attachement rappelle une réalité que la dénomination « gens du voyage » tend à gommer : ces populations ne sont pas de nulle part, elles sont du Nord, de Catalogne, d’Anjou ou de Touraine… C’est sur ces terres que reposent leurs morts, que se construisent les réseaux sociaux pour assurer leur activité ou que l’accès à leurs droits sociaux peut devenir effectif. La moitié des 400 000 « gens du voyage » est aujourd’hui dans l’impossibilité de trouver une solution légale d’habitat sur ce territoire d’attachement.
Même si l’État contraignait plus fortement les communes récalcitrantes, cette loi ne répondrait pas aux besoins exprimés par les « gens du voyage ». D’abord, elle réduit pour eux le territoire national à la somme des espaces accessibles, c’est-à-dire aux aires d’accueil, elles-mêmes soumises à un dispositif de gestion et de contrôle peu propice à un usage autonome de l’espace. Ensuite, elle méconnaît l’importance de la caravane comme choix volontaire d’habitat. La générosité d’une obligation d’accueil, inédite dans le droit français, reste donc sourde à cette demande d’habitat, en considérant les « gens du voyage » comme des voyageurs perpétuels et non comme de possibles voisins.
Figure de l’altérité : l’étranger ou le pauvre ?
Parmi les « gens du voyage », les pouvoirs publics distinguent les sédentaires, les semi-sédentaires et les voyageurs.
Les sédentaires sont composés de famille parvenues à louer, squatter ou acheter un terrain, souvent situé en zone non constructible. Installés dans leur caravane, ils ne sont plus en conformité avec les règles d’urbanisme dès lors qu’ils y restent plus de trois mois et ne sont pas pris en compte dans le recensement des besoins en aire d’accueil. Leur situation relève d’un dispositif de droit commun, peu emprunté jusqu’à ce jour en raison de la difficulté à intégrer leur spécificité : le PDALPD, Plan départemental d’accès au logement des personnes défavorisées. En d’autres termes, la figure du pauvre se substitue, dans ce cas, à celle de l’étranger de l’intérieur dans la prise en compte des « gens du voyage ».
Les semi-sédentaires sont les ménages qui ne sont pas parvenus à trouver un terrain où s’installer durablement à l’intérieur de leur territoire d’attachement. Ils y pratiquent donc une itinérance subie la majeure partie de l’année et une itinérance volontaire lors de la saison estivale. C’est pourquoi le monde associatif conteste l’appellation des pouvoirs publics et cherche à imposer, à leur propos, celle « d’itinérants contraints ».
Les voyageurs, enfin, sont considérés comme tels car leur périmètre de mobilité, à l’image de leurs ressources économiques, est souvent plus important que celui des itinérants contraints.
Qui réussit en pratique à accéder aux rares aires d’accueil effectivement créées ? Les voyageurs dont les besoins correspondent à la définition des aires d’accueil, ou les itinérants contraints en demande de stabilité résidentielle ? Les seconds sont le plus souvent privilégiés parce qu’ils sont connus des acteurs locaux. Des personnes qui vivent sur place depuis des années se voient donc proposer une « aire d’accueil ». Cette hospitalité consacre leur statut d’étranger et, paradoxalement, ils parviennent à en bénéficier parce qu’ils ne le sont pas vraiment. Cette logique d’application de la loi témoigne d’un déplacement : l’esprit d’hospitalité, d’ouverture à l’autre, se transforme en une forme d’assistance envers cet étrange pauvre. La construction des aires d’accueil s’inscrit en effet davantage dans un traitement différencié des marges singulières de la pauvreté « culturalisée » permettant de produire un lieu de précarité circonscrit et tenu à distance. Pour les communes, la règle semble être de localiser l’aire d’accueil le plus loin possible de tout voisinage.
Cette logique ambivalente rejoint les modalités d’une prise en charge sociale qui a donné lieu au développement d’un secteur spécialisé pour les « gens du voyage », tant dans le domaine de l’accès au droit (l’accès au RMI est ainsi confié à des associations spécialisées) que dans celui de l’éducation, au travers, par exemple, des camions-écoles.
Cette hospitalité envers l’autre permet donc, dans le même mouvement, d’accueillir « ses » étranges pauvres tout en leur déniant un véritable droit d’habiter.
Récapitulons. Un sédentaire n’est plus « gens du voyage », car il dispose d’un terrain sur lequel pèse la menace d’une expulsion pour non-conformité aux règles d’urbanisme. Un semi-sédentaire voit se dessiner la possibilité de rejoindre une aire d’accueil, et d’être ainsi accueilli temporairement sur un territoire dont il sera exclu le reste du temps, malgré une présence ancienne. De fait ou de droit, les aires d’accueil participent ainsi à nier le droit à l’habitat des uns, et à justifier le rejet des autres : les plus lointains, les moins identifiés, les derniers venus.
D’un droit inédit à l’altérité communautaire, l’application de la loi s’est réduite à une lecture segmentée de l’hospitalité, recouverte d’une logique d’assistance et tributaire d’un flottement des connaissances. En effet, des universitaires aux pouvoirs publics en passant par les associations, nul consensus n’émerge sur le nombre, les caractéristiques ou les aspirations des « gens du voyage ». Dans ces conditions, il semble plus facile d’interpréter la figure de cet étranger de l’intérieur comme celle d’un étrange pauvre, tenu à distance, que d’y reconnaître celle d’un itinérant volontaire et autonome.
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, France
Europe : pas sans toit ! Le logement en question
Jérôme Huguet est sociologue. Il travaille à ACT Consultants. Contact : huguetje (at) voila.fr
Cet article a été publié dans la revue Vacarme en hiver 2007. Texte intégral : www.vacarme.eu.org/article1236.html