L’Inde poubelle du monde
Padmaparna GHOSH, Archi RASTOGI
02 / 2006
Les médias braquent leurs projecteurs sur les dangers que représente l’amiante pour la santé des ouvriers chargés de démanteler Le Clemenceau. Une vision plus large du problème s’impose. En 2003-2004, l’Inde a importé de la fibre d’amiante et des produits de friction avec amiante pour une valeur de 417 920 €, pour une valeur de 603 740 € en 2004-2005. Ces produits présentent les mêmes risques sanitaires que l’amiante du Clemenceau. En 2004-2005, la France a vendu 109 tonnes de garnitures et de plaquettes de freins en amiante à l’Inde, alors que leur usage est désormais interdit dans les pays industrialisés, dont la France.
Ne fait-on pas trop de tapage autour des PCB (biphényls polychlorés) qui sortiront aussi du Clemenceau ? En 2003, la France a exporté vers l’Inde 20 tonnes de PCB, de PBB (biphényls polybromés) et de PCT (terphényls polychlorés). L’utilisation, l’importation ou l’exportation de certains de ces produits chimiques, appelés polluants organiques persistants (POP) sont interdits par la Convention de Stockholm de 2001. En 2003-2004, l’Inde a importé 5,25 tonnes de marchandises désignées par le chiffre 38249036 de la nomenclature du commerce, lequel recouvre des produits considérés comme des déchets dangereux.
Le ministère du commerce du gouvernement central tient consciencieusement les registres des importations où figurent sous des codes officiels de grandes quantités de déchets manifestement dangereux. On trouve là amiante, mercure, cadmium, déchets d’accumulateurs au plomb et à l’acide, huiles usagées contenant des PCB, résidus de métaux contenant de l’arsenic, métaux lourds divers…
L’intérêt de l’Inde ne se limite pas aux résidus de métaux ; nous sommes également preneurs de cendres en provenance d’incinérateurs de déchets urbains étrangers. Au cours des deux dernières années, 1 200 tonnes de cendres et résidus de ce type ont atterri dans le pays, dont 660 tonnes du Royaume-Uni et 40 tonnes d’Australie. On dirait que l’Inde n’a aucun problème avec ses propres déchets urbains et industriels ! Tout cela est inexplicable.
Les déchets cliniques sont sous le code 382530. Le manuel des douanes donne les précisions suivantes : « déchets cliniques contaminés provenant de la recherche médicale, de diagnostics, de traitements… qui contiennent fréquemment des substances pathogènes et pharmaceutiques (pansements, gants, seringues…) et exigent des procédures particulières pour leur élimination ». L’an dernier l’Inde a importé 101 tonnes de ce type de déchets en provenance de Singapour, où on ne badine pas avec l’hygiène. En contrepartie elle a été payée 7 lakhs (1 288 €). Moins le déchet a de valeur, plus il est sale, et le prix payé par l’envoyeur ne suffit même pas à couvrir le coût d’un éventuel recyclage. Il n’y a pas d’autres mots pour le dire : l’Inde sert de dépotoir.
La plupart de ces déchets (le gouvernement voudrait nous faire croire qu’il s’agit de choses ayant une certaine valeur commerciale) provient des pays membres de l’OCDE alors même qu’ils n’ont pas le droit d’en faire commerce avec des pays non membres de l’OCDE, dit la Convention de Bâle. Comment cela peut-il se faire ? Pourquoi l’Inde accepte-t-elle d’être la poubelle du monde industrialisé ?
On a peine à le croire, mais l’Inde a pourtant sa réglementation spécifique en matière de déchets : Hazardous Waste (Management and Handling) Rules, 1989. L’annexe 8 désigne 29 produits dangereux interdits de mouvements transfrontières. L’importation de ces produits pour recyclage et retraitement est autorisée dans la mesure où l’on a obtenu le feu vert du ministère central de l’environnement et des forêts qui doit examiner chaque cas individuellement et s’assurer que l’importateur est capable de recycler les déchets de façon écologiquement rationnelle. Cela inclut une inspection des installations pour débusquer une éventuelle décharge ultime.
La réglementation indienne retient donc seulement 29 produits sur les 76 mentionnés dans la Convention de Bâle. Les 47 autres peuvent être importés après obtention d’une licence auprès de la Direction générale du commerce extérieur. En 2003-2004, l’Inde a ainsi importé, pour une valeur de 68,4 millions d’euros, des cendres et des résidus de métaux ferreux et non ferreux (contenant des métaux lourds comme le plomb, le chrome, le cadmium, l’arsenic…). A cela s’ajoutent 260 tonnes de cendres et de résidus d’aluminium, 105 743 tonnes de cendres et résidus de cuivre, 60 285 tonnes de cendres et résidus de zinc.
Pour ces produits, le ministère de l’environnement n’a même pas à inspecter les installations de l’importateur. On ne risque donc absolument rien à les envoyer à la poubelle en Inde : il suffit de déclarer qu’ils sont destinés au recyclage. Et il n’y a aucune façon de vérifier s’il y a du métal dans les cendres et si on peut le recycler. Le quart environ de ces produits provenait de deux pays : Etats-Unis et Allemagne. L’Allemagne a pourtant ratifié la Convention de Bâle et leBan amendment, et jusqu’à une date récente, le pays était dirigé par un gouvernement de coalition auquel participaient Les Verts.
L’Inde est le plus gros importateur mondial de mercure. Les pays industrialisés sont en train de s’en débarrasser, l’Inde est en train de s’en embarrasser à tout va. En 2003-2005, elle a importé 371 tonnes, dont 210 de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Le mercure fait partie des 29 produits dangereux de la liste indienne. Mais il y a un truc : le mercure importé ne doit pas être catalogué comme « déchet » ou tout au moins comme « déchet contenant du mercure ». En clair, il n’est pas interdit d’importer du mercure. Il est difficile de faire la différence entre du mercure tout frais et du mercure recyclé, et l’Inde n’a pas jugé utile de mettre en place un système pour vérifier la chose. De toute façon, presque tout le mercure disponible sur le marché mondial est du mercure de seconde main. Les pays industrialisés, qui n’en veulent plus, le récupèrent pour s’en débarrasser ou le vendre. En 2003-2005, le Royaume-Uni en a exporté 37 tonnes en Inde, les Etats-Unis 34 tonnes, le Japon 39 tonnes. Il n’est pas possible que ce soit du tout frais : ces pays n’ont pas de mines de mercure.
Down To Earth a passé au crible la base de données de la Direction générale du commerce extérieur en quête des 29 substances dangereuses interdites qui continuent à être importées. On a vite fait d’en trouver six. Les fonctionnaires du ministère central de l’environnement disent que leurs services n’ont délivré aucune licence d’importation de matière dangereuse pour élimination ou recyclage, et ils ajoutent : « Si tant de déchets dangereux entrent dans le pays c’est que les Douanes ne surveillent pas assez la chose ».
Il est vraiment aberrant que nos décideurs et que les services publics concernés ne consultent apparemment pas cette base pour éclairer leurs choix alors qu’elle est disponible sur un site gouvernemental. Que des responsables de pays industrialisés qui ont ratifié la Convention de Bâle et le Ban amendment, et qui en plus ont une réglementation nationale pour interdire l’exportation de matières dangereuses, continuent malgré tout à expédier leurs déchets au loin, voilà qui est encore plus aberrant. Le problème a plusieurs causes : les dispositions de la Convention, leur interprétation, le manque d’efficacité dans son application.
Qu’est-ce qu’un déchet ?
L’article premier de la Convention de Bâle précise que sont considérés comme déchets dangereux les déchets appartenant à l’une des catégories énumérées dans l’annexe I, à moins qu’ils ne possèdent aucune des caractéristiques indiquées à l’annexe III. L’annexe I énumère 18 « flux de déchets » (c’est-à-dire les processus ou opérations qui génèrent des déchets dangereux) et 27 produits chimiques dont la présence dans des déchets rend ces déchets dangereux.
L’annexe III donne les caractéristiques de danger : matières explosives, matières inflammables, matières comburantes, corrosives, toxiques, infectieuses, écotoxiques… Cela signifie que les déchets générés par l’un de ces 18 processus et ceux contenant l’un de ces 27 produits chimiques peuvent être catalogués comme dangereux seulement s’ils présentent l’une des caractéristiques indiquées à l’annexe III.
C’est aux autorités nationales (et aux exportateurs et importateurs) de dire si un déchet est dangereux ou pas. Il est plus difficile de prouver qu’un déchet est dangereux plutôt que non dangereux, surtout dans des pays en développement dont les moyens techniques sont insuffisants. En 1998, on a donc introduit dans l’annexe VIII de la Convention une nouvelle classification plus détaillée. Malgré cela, il est toujours bien difficile de savoir ce qui est dangereux et ce qui ne l’est pas car les pays concernés doivent spécifier les caractéristiques qui rendent un produit dangereux, ce qui nécessite des épreuves normalisées.
Les pays exportateurs de déchets dangereux ne font pas part de leurs arrangements au public. Quand on lit ce qui est écrit en petites lettres dans la Convention, on apprend qu’elle permet des accords bilatéraux, multilatéraux et régionaux, ce qui peut donner lieu à des mouvements transfrontières de déchets dangereux même d’un pays OCDE à un pays non OCDE. Si de tels accords bilatéraux préjudiciables existent, ils ne sont pas documentés. Par exemple, on ne sait pas vraiment si entre le Royaume-Uni et l’Inde il existe un arrangement en matière de déchets dangereux. Toujours est-il que l’Inde est en train de devenir la grande poubelle du monde, et la législation nationale et la législation internationale ne servent pas à grand-chose pour mettre un terme à ce commerce douteux.
Business + sécurité ?
Le Clemenceau est assurément un gros navire. Il occupe une grande place dans les médias, à juste titre. Non pas du fait de ses dimensions ou parce qu’il contient de l’amiante mais parce qu’il peut créer un précédent, être l’exemple qui orientera l’avenir des chantiers de démolition de l’Inde, qui enverra un message fort et explicite aux pays industrialisés, en bien ou en mal. Ce bâtiment de guerre fait ressortir les faiblesses de la réglementation actuelle. On verra si cette affaire s’estompera une fois Le Clemenceau disparu, comme cela a été le cas pour bien d’autres, ou si elle signalera une amélioration des rites funéraires, notamment en matière de protection de l’environnement et de sécurité pour les ouvriers.
Une nouvelle vague de navires en fin de vie approche maintenant de nos côtes. Tant qu’ils viendront s’enterrer ici, ils apporteront dans leurs entrailles des matières dangereuses. Pour le moment, les pays exportateurs ne songent pas à les décontaminer auparavant. Il faut que cela change.
Entre l’Organisation maritime internationale et la Convention de Bâle, c’est comme une partie de bras de fer : dans l’arène mondiale, il est clair que les intérêts commerciaux domineront les négociations environnementales. Les pays qui réclameront lois et règlements pour se protéger dans le cadre de la Convention de Bâle défendront en même temps leurs intérêts commerciaux dans le cadre de l’Organisation maritime internationale. Notre pays doit aussi se préoccuper à la fois de ses intérêts commerciaux et de ses problèmes écologiques.
Il est maintenant clair que l’Inde trouvera des concurrents prêts à recevoir au moindre coût pour l’expéditeur, et dans des conditions locales encore plus pitoyables, ces déchets flottants. Nous devons commencer par faire le ménage chez nous. Si l’Inde veut rester dans la course, il faut d’abord que les chantiers d’Alang fassent du nettoyage, se mettent aux normes nouvelles, écologiques et autres : il ne suffit plus de démolir au moindre coût et dans la saleté.
Cette affaire du Clemenceau, qu’il finisse ses jours sur une plage indienne ou pas, n’aura servi à rien tant que nous refuserons de balayer devant notre porte, de réformer notre commerce des déchets. Si on ne contrôle pas les choses de plus près, notre pays risque de devenir le dépotoir de la planète.
Pour commencer, il faut allonger la liste des matières dangereuses, clarifier la définition des déchets, harmoniser la classification avec celle du ministère du commerce. Il faut bloquer les issues pour éviter que, sous couvert de recyclage, certains n’envoient chez nous plein de saletés. Pour cela on devra surveiller toutes les importations et aussi savoir qui importe, avec quels moyens et dans quel but. Et toutes ces informations devront être accessibles au public. On ne peut plus accepter comme excuse la confusion et le manque de coordination qui règnent entre les diverses administrations concernées par le commerce et celles qui s’occupent de l’environnement. On ne peut pas accepter comme excuse le manque de moyens matériels des Douanes. Si le pays n’est pas capable de contrôler efficacement l’entrée des déchets, alors qu’il refuse carrément cette pratique : si on laisse faire, les autres continueront à nous envoyer leurs poubelles. Notre pays s’industrialise et ne va-t-il pas chercher à son tour à vider ses propres poubelles chez les voisins ? Tout cela est inacceptable. Une poubelle c’est une poubelle, un déchet dangereux est un déchet dangereux, ici ou ailleurs.
* Lire les premières parties du texte : La Convention de Bâle, La valse des pavillons, Les affaires sont les affaires
industrial waste, toxic waste, waste recycling, international trade and development
, India, Alang
L’Inde, le Clemenceau et le commerce des déchets (Notre Terre n°18, juillet 2006)
Voir aussi le rapport FIDH Où finissent les bateaux poubelles – Les droits des travailleurs dans les chantiers de démolition de navires en Asie du Sud. Situation à Chittagong (Bangladesh) et à Alang (Inde). 90 pages, décembre 2002
Traduction en français : Gildas Le Bihan (CRISLA)
Notre Terre est une sélection trimestrielle d’articles (effectuée par le CRISLA, et traduite en français par Gildas Le Bihan), de la revue indienne écologiste et scientifique Down to Earth, publiée par le CSE, Centre for Science and Environment.Pour en savoir plus
CRISLA, Notre Terre n° 18, juillet 2006. Sélection d’articles de Down To Earth, revue indienne écologiste et scientifique, publiée par CSE à New Delhi.
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