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Le Clemenceau, l’Inde et le commerce des déchets (1)

La Convention de Bâle

Padmaparna GHOSH, Archi RASTOGI

02 / 2006

Tandis que Le Clemenceau danse sur l’eau à l’horizon, les réactions se font plus stridentes : nous venons de découvrir les risques professionnels, les dangers de l’amiante, et les ouvriers des chantiers d’Alang ont pris forme humaine, un peu. Les médias disent aussi que ces entreprises perdent des clients au profit du Bangladesh.

Le Clemenceau n’est pas le premier navire que les pays industrialisés mettent au sec sur les plages du Gujarat où une multitude de travailleurs risquent leur vie en procédant au dépeçage, pour récupérer l’acier. En 2005, le ferry danois Riky avait déclenché un brouhaha semblable. Les médias ont également parlé abondamment de déchets lorsque, chez un ferrailleur de la banlieue de Delhi, des munitions ont explosé, provoquant la mort de dix personnes. Après ces quelques bip-bip sur l’écran radar, les choses suivent leur cours habituel en matière de déchets dangereux. Et c’est bien ce qui fait froid dans le dos. Tous les ans notre pays en importe des centaines de tonnes : seringues usagées, cendres d’incinérateurs urbains ou hospitaliers, métaux lourds qui peuvent retarder la croissance des enfants, biphényls polychlorés cancérigènes. L’administration tient des archives sur tout cela, et ne fait rien contre.

Les pays qui nous envoient ces choses ont signé des accords internationaux par lesquels ils s’engageaient à ne pas expédier des déchets dangereux dans des pays mal équipés pour les traiter en toute sécurité. Considérons d’un peu plus près cette aberration, et demandons-nous pourquoi l’Inde ne fait pas comme la Chine qui a modernisé ses chantiers de démolition. L’Inde impatiente de faire venir la mort lente par empoisonnement, de hâter la marginalisation de ses installations de récupération de métaux et produits en tout genre !

Quels sont les risques d’une opération de démolition d’un navire sorti de flotte ? Il y a sûrement à bord de l’amiante, des PCB (biphényls polychlorés), des huiles usées. Qui devrait se charger de la manœuvre ? Y a-t-il des règlements pour protéger la main-d’œuvre et l’environnement ? Un coup d’œil en arrière pour y voir clair.

La Convention de Bâle

Dans les années 1980, les exportations de déchets dangereux vers des pays en développement ont été en forte augmentation. Les pays riches sont pourtant mieux équipés pour traiter eux-mêmes leurs propres déchets de façon « écologiquement rationnelle ». Mais il est aussi évident que cela revient bien moins cher de benner le tout dans des pays où les règles et la surveillance sont pratiquement inexistantes. En 1989 a été signé un traité international fort important : la Convention de Bâle sur le contrôle des mouvements transfrontières de déchets dangereux et de leur élimination. En 1995 lui a été adjoint le Ban amendment pour rendre illégale l’exportation de déchets toxiques des pays industrialisés (membres de l’OCDE) vers les pays en développement (donc non membres de l’OCDE). Mais il y avait une échappatoire car, dans l’immédiat, cela s’appliquait seulement aux déchets destinés à être entreposés définitivement, pas à ceux qui feraient l’objet d’un recyclage. S’agissant de déchets destinés au recyclage, à la récupération ou à la régénération, les pays membres de la Convention de Bâle ont accepté par la suite de mettre un terme aux transferts entre pays OCDE et pays non OCDE. On craignait que, sous couvert de recyclage, certains envoient au loin quantités de poubelles gênantes. Il a donc été finalement décidé que les pays OCDE pourraient échanger dans ce domaine uniquement entre eux.

Le Ban amendment entrera en vigueur lorsqu’il aura été ratifié par 62 pays. On en est actuellement à 61. Parmi ceux qui ne l’ont pas ratifié, il y a l’Inde, qui était pourtant l’un des promoteurs de la Convention, et les Etats-Unis, le plus gros producteur mondial de déchets. Tant qu’il manquera un pays pour l’entrée en vigueur de ce texte, les pays de l’annexe VII (= pays industrialisés) qui n’ont pas ratifié le Ban amendment peuvent continuer à envoyer leurs déchets vers des pays en développement, dont l’Inde fait partie.

Navire ou déchet ?

L’article 1 de la Convention de Bâle définit les déchets qui peuvent être considérés comme dangereux. L’annexe I précise les catégories de déchets à contrôler. L’annexe III dresse la liste des caractéristiques de danger. Selon tous ces critères, un navire en fin de vie sorti de flotte constitue un déchet dangereux, à moins qu’il ne soit complètement décontaminé, ce qui veut dire une coque d’acier dépouillée pratiquement de tout. Donc Le Clemenceau et le Riky sont à classer comme des déchets. Aux termes de la Convention et de la législation communautaire européenne, on ne peut s’en débarrasser à l’étranger sans décontamination préalable.

Les industriels de la démolition prétendent qu’un navire ne peut être à la fois navire et déchet. La Conférence des Parties-2004 de la Convention de Bâle a cependant décidé qu’un navire peut en même temps être considéré comme déchet selon les dispositions de la Convention de Bâle tout en restant un navire selon d’autres dispositions du droit international.

L’OMI en contradiction avec la Convention de Bâle

Il existe un autre intervenant onusien qui complique encore les choses : l’Organisation maritime internationale (OMI), basée à Londres. L’OMI traite de ce qui touche à la sécurité du trafic maritime mondial et considère que la question des déchets provenant des navires reste de sa compétence. Une bonne partie de ses financements vient des pays qui ont immatriculé un grand nombre de navires. Les environnementalistes déplorent cet état de fait qui inciterait l’OMI à prendre des décisions conformes aux desiderata des grands opérateurs.

En 2003, l’OMI a publié ses propres principes directeurs concernant la démolition des navires. Un navire n’est pas un déchet tant qu’il peut se mouvoir par ses propres moyens. Cela va à l’encontre de la Convention de Bâle pour qui un navire est un déchet à partir du moment où il a été décidé de l’envoyer à la casse, qu’il se déplace par ses propres moyens ou avec l’aide d’un remorqueur. Pour l’OMI, « l’obligation de protéger l’environnement et les travailleurs dans les établissements de recyclage incombe aux entreprises elles-mêmes et à l’Administration du pays où elles sont installées ». Ceci aussi est contraire à la Convention de Bâle, laquelle stipule que le pays exportateur (la France dans le cas du Clemenceau) est tenu de s’assurer que le recycleur ou l’éliminateur dispose de l’équipement nécessaire pour minimiser l’impact sur l’environnement et maintenir des conditions de sécurité satisfaisantes. Parmi les principes directeurs de l’OMI, il est question d’un « passeport vert », c’est-à-dire que pendant toute sa vie active, le navire devra pouvoir produire un document précisant la nature des matériaux potentiellement dangereux utilisés pour sa construction et ses équipements. Ainsi les bateaux peuvent fort bien avoir des substances toxiques à bord dans la mesure où elles sont répertoriées dans un inventaire. Pour l’OMI, il n’y a pas lieu de procéder à la décontamination avant le démantèlement ; et cela encore est contraire à la Convention de Bâle.

Un groupe de travail mixte Convention de Bâle-OMI a été formé pour harmoniser ces différences. La première réunion, qui s’est tenue en février 2005, a donné lieu à quelques empoignades. Les représentants des transporteurs maritimes et les Etats qui les écoutent (Norvège, Liberia, Malte, Grèce…) ont bloqué tout ce qui pourrait donner à la Convention de Bâle un droit de regard officiel sur les navires. Lors de la seconde réunion, qui s’est tenue à Genève en décembre 2005, il y a eu aussi quelques échauffourées. Mais on est finalement tombé d’accord pour se mettre à l’ouvrage et élaborer une législation contraignante sur le démantèlement des navires.

A vrai dire, toutes ces discussions sont du temps perdu parce qu’il s’agit d’une bien petite partie du commerce international des vieux navires : les transferts d’un pays OCDE à un autre pays OCDE. Et quid des mouvements entre pays en développement ? L’OMI ne fait aucune distinction entre pays riches et pays pauvres, partant du principe que cette activité se situe dans un marché mondialisé où les armateurs ont le droit de choisir l’option la plus économique.

* Lire la suite : La valse des pavillons, Les affaires sont les affaires, L’Inde poubelle du monde

Key words

waste processing, toxic waste, soils pollution

file

L’Inde, le Clemenceau et le commerce des déchets (Notre Terre n°18, juillet 2006)

Notes

Voir aussi le rapport FIDH Où finissent les bateaux poubelles – Les droits des travailleurs dans les chantiers de démolition de navires en Asie du Sud. Situation à Chittagong (Bangladesh) et à Alang (Inde). 90 pages, décembre 2002

Traduction en français : Gildas Le Bihan (CRISLA)

Notre Terre est une sélection trimestrielle d’articles (effectuée par le CRISLA, et traduite en français par Gildas Le Bihan), de la revue indienne écologiste et scientifique Down to Earth, publiée par le CSE, Centre for Science and Environment.Pour en savoir plus

Source

CRISLA, Notre Terre n° 18, juillet 2006. Sélection d’articles de Down To Earth, revue indienne écologiste et scientifique, publiée par CSE à New Delhi.

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