Réfléchir aux enjeux de l’éducation en ingénierie impose d’abord une clarification épistémologique de la notion d’apprentissage. On propose ici de fournir quelques éléments d’une théorie sociale de l’apprentissage (en opposition aux théories épistémologiques traditionnelles), qui prendrait place dans le paradigme des STS (Science and Technology Studies).
Il s’agit en fait de faire subir à la notion d’apprentissage le même traitement qu’à celle de connaissance. Les deux notions sont liées dans la mesure où, pour l’épistémologie traditionnelle, la connaissance est quelque chose possédée par l’individu, est explicite, est produite à travers une inférence rationnelle (la forme la plus haute en étant la connaissance abstraite et a-contextuelle), et l’apprentissage est un procédé individuel de transmission de quelqu’un possédant la connaissance à quelqu’un qui ne la possède pas, par absorption et internalisation. Cependant, il faut reconnaître qu’en plus d’être individuelle une connaissance peut concerner un groupe, et qu’en plus d’être explicite une connaissance peut être tacite : il n’existe donc pas une seule mais quatre possibilités, qu’on peut résumer en disant, comme le font les STS, que la connaissance est « une interaction avec le monde ». Il faut maintenant en tirer les conclusions correspondantes pour l’apprentissage lui-même.
On peut le faire en examinant trois questions cruciales : qu’est-ce que l’apprentissage, comment apprenons-nous, et pourquoi apprenons-nous ?
Concernant la première question, l’apprentissage était, pour l’épistémologie traditionnelle, une transmission de connaissance entre individus. Mais on peut faire valoir également que l’apprentissage prend toujours place dans une pratique sociale, et que l’unité relevante en la matière est plutôt le groupe ou la communauté de pratique (par exemple, un groupe d’ingénieurs travaillant sur des problèmes analogues). L’apprentissage serait alors plutôt vu comme une transformation et une altération concernant (ou à l’intérieur) des pratiques sociales.
Concernant la seconde question, là où l’épistémologie traditionnelle voyait dans l’apprentissage une internalisation de connaissance, on peut plutôt concevoir les mécanismes de l’apprentissage comme une négociation des significations qui se fait pas à pas parmi les participants aux pratiques sociales : on y redéfinit en effet collectivement les relations de similarité ou de démarcation entre choses et problèmes, et on y reconstruit les catégories, classifications, etc.
Concernant enfin la dernière question, c’est dans la motivation interne ou externe de l’individu que l’épistémologie traditionnelle voyait la dynamique principale de l’apprentissage. On peut néanmoins également considérer que la direction spécifique de l’apprentissage (ou son telos) est avant tout informée des différents intérêts, buts, perspectives, etc. des « apprenants », qui se médiatisent socialement pour permettre la construction collective de trajectoires d’apprentissages, ouvrant elles-mêmes la porte à de nouveaux apprentissages.
Au final, comment décider entre les théories épistémologique et sociale de l’apprentissage ? Plus que par la recherche de critères absolus ou logiques, les STS nous invitent à considérer même cette question d’un point de vue pragmatique : une théorie sociale de l’apprentissage est intéressante par les conséquences pratiques qu’elle fournit. Concernant par exemple la situation des femmes dans l’ingénierie, elle attire notre attention sur les restrictions dans les opportunités effectives d’apprentissages dont elles sont victimes. Plus généralement, elle permet d’analyser les notions d’échec et de succès, non relativement aux mérites d’un individu (comme le veut la théorie traditionnelle), mais plutôt au regard des traits spécifiques des arrangements structurel et politique de la situation ou du groupe concernés : elle peut donc susciter une refondation des systèmes d’apprentissage et, par là, porte la montée en responsabilité et en puissance des acteurs comme une de ses ambitions inhérentes.
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Technologie et ingénierie : philosophie, éthique et pédagogie
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