2002
Lors de la deuxième journée du forum public de Paris organisé par Juristes-Solidarités “ La Force du droit - pratiques du droit, productions de droit : initiatives populaires ” (26-28 septembre 2002), il avait été demandé à Jacques Faget, sociologue du droit et chercheur au CNRS (Centre National de Recherche Scientifique), de proposer une analyse transversale de l’ensemble des pratiques exposées la veille par les organisations participantes. Les développements qui suivent retranscrivent son intervention.
Ce qui rassemble les personnes présentes ici, c’est la volonté de contribuer “ à rendre ce monde plus habitable ”. Il s’agit de lutter contre les inégalités entre les humains, contre la ségrégation sociale ou économique ; de créer une société plus démocratique dans laquelle le citoyen n’est pas seulement un objet, mais devient un acteur de sa propre vie. Quand chacun parvient à devenir sujet ou acteur de droit, maître de son destin, c’est toute l’humanité qui y gagne et pas seulement l’individu. Ce sont ces éléments qui nous rassemblent. Mais il ne suffit pas de se glorifier de nos points de convergence. Il est aussi nécessaire de travailler sur nos différences, à la lumière de deux principales questions.
1. Les différents niveaux d’action
La scène juridique
Elle regroupe trois stratégies qui consistent à utiliser le droit, paralyser le droit (modèles égalitaristes) et créer le droit (modèle subversif). La 3ème stratégie est différente des deux premières qui prétendent que tout le monde doit être égalitaire. Elle ne se contente pas du droit existant, mais a pour ambition de transformer le droit par le rapport de force, le lobbying auprès des décideurs, de ceux qui fabriquent les politiques publiques. C’est un modèle de subversion qui ne renvoie pas seulement à un rêve d’égalité. On part du constat que le droit est par essence inégalitaire et qu’il est nécessaire de transformer la philosophie et la lettre du droit. C’est une démarche en quelque sorte révolutionnaire.
La scène judiciaire
Certains l’occupent, d’autres non. Il s’agit de rechercher l’application du droit en se servant des tribunaux comme d’une tribune, d’un espace public. Les décisions prises sont d’une grande visibilité sociale et peuvent servir d’exemple à l’ensemble de la société. C’est une pédagogie collective qui vise à fixer les limites du permis et du non permis. L’objectif est de consacrer la reconnaissance des droits des plus faibles par une décision judiciaire qui va servir d’exemple. Ce qui se joue est de nature essentiellement symbolique (la justice ne produisant que des symboles de manière générale).
La scène sociale
Les deux stratégies utilisées ici consistent à éviter le droit et produire des normes. Le constat formulé est que le droit est inexistant ; les tribunaux, leurs réponses, sont inadéquats pour régler les problèmes. Il faut donc trouver des solutions en dehors du droit et des tribunaux pour répondre aux besoins des populations. On évite l’application du droit en cherchant d’autres normes plus adaptées. Elles peuvent se trouver dans la coutume, avec une articulation pas forcément facile ; on peut aussi la trouver dans le recours à la médiation, individuelle ou collective car la philosophie de la médiation remet en cause l’idée que le droit est l’expression de la volonté générale. On considère plutôt que le droit est l’expression de la volonté du plus fort. La médiation vise à ce que les individus ou les groupes soient leurs propres législateurs, trouvent des normes plus adaptées à leur contexte social et culturel. C’est un processus horizontal de communication entre groupes ou individus en conflit qui permet de trouver des réponses. C’est un modèle particulariste ou subjectif du droit qui prend en compte le sujet et ses caractéristiques pour produire du droit et peut aboutir à une création de normes en contradiction avec les lois officielles.
2. Distinction entre les pratiques populaires et/ou alternatives de droit et les pratiques positivistes
La réponse à cette question est en lien avec la pertinence de ce forum et la nécessité de se réunir à l’avenir. J’ai distingué deux modèles, un modèle positif (traditionnel) et un modèle plus alternatif. Aucun de ces modèles n’est évidemment un modèle pur. J’ai observé dans vos témoignages des tensions contradictoires parfois entre les deux modèles. Personne n’est, finalement, totalement traditionnel ou alternatif. Il y a un métissage des pratiques.
L’opposition entre droit et expérience
Le droit dans le modèle positif est affaire de spécialistes. Il est mis en Ĺ“uvre par des juristes, compris, étudié par eux, ils l’expliquent et s’en servent stratégiquement. Peu facile d’accès, il exige des études car il est compliqué. Il est monopolisé par des spécialistes pour des raisons techniques. Dans le modèle alternatif, l’idée est que l’expérience du droit doit se faire au plus près de la réalité quotidienne. Il n’y a donc pas besoin de spécialiste, il suffit d’être confronté à l’injustice ou au conflit pour faire l’expérience du droit dans sa vie quotidienne. Les gens peuvent devenir compétents à partir de leur expérience.
S’opèrent des tensions entre ces deux modèles parce que, dans certains domaines, on a besoin de juristes compétents et performants pour comprendre et utiliser le droit. Dans d’autres domaines, naît le besoin de partir de l’expérience vécue des personnes. Le regard d’un non-spécialiste peut être plus riche que celui d’un spécialiste qui a une vision préformée, pré-construite alors que le non-spécialiste s’adapte aux conditions sociales qu’il rencontre. Le droit est une chose trop importante pour être laissé aux seules mains des juristes.
L’opposition entre individuel et collectif
Le modèle positif repose sur le mode individuel et rarement sur le plan collectif, en partant du principe que le droit est l’expression de la volonté générale même si cela ne résiste pas à l’expérience. Les consultations sont individuelles. A l’opposé, le modèle alternatif travaille sur le collectif. Il ne traite pas des cas individuels, mais il les rassemble pour organiser la mobilisation en partant du principe que les personnes organisées collectivement seront plus fortes et plus efficaces pour peser sur le système juridique et les politiques publiques.
Là aussi s’opèrent des tensions entre les deux modèles car il est nécessaire de répondre à des besoins individuels quand les injustices ne peuvent pas se partager. Mais en même temps, l’efficacité au plan social implique l’addition des souffrances individuelles. Pour changer la société, il faut agir collectivement, sinon il y a atomisation des problèmes.
L’opposition entre assistance et autonomie
L’assistance s’exprime par exemple à travers des attitudes tout à fait estimables de compassion, de sympathie dans le cadre de pratiques de soutien, d’accompagnement. Ces pratiques sont bien intentionnées mais installent les individus dans la dépendance. Les conditions de l’autonomie ne sont donc pas crées. C’est une pulsion contre laquelle il est difficile de résister sans réflexions approfondies. Le modèle alternatif a pour objectif de rendre les gens autonomes par un processus de formation au droit, de compréhension et d’action sans faire appel à des spécialistes. Les tensions existent du fait que ceux-là mêmes qui ont un discours sur l’autonomie manifestent de la sympathie et de la compassion. C’est un paradoxe à réfléchir.
L’opposition entre information et recherche des besoins
Quelqu’un formule une demande en droit, on lui répond, selon un principe réactif. Il est normal d’avoir cette tentation - quand on sait la réponse, on a envie de la donner. Mais c’est une logique individuelle, d’assistance, avec un rapport vertical. On place la personne dans une situation d’infériorité par rapport à soi. Dans le modèle alternatif, il y a un déplacement de la demande. La formulation de la demande n’est qu’un mode de communication. Il y a nécessité d’interpréter ce qui se cache derrière.
legal practice, alternative law, legal action, creation of legal rights
Pratiques du droit, productions de droit : initiatives populaires, 2003
Colloquium, conference, seminar,… report
Intervention de Jacques Faget, Forum public "La force du droit - pratiques du droit, productions de droit : initiatives populaires", Paris, 27 septembre 2002
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