Entretien avec Doha Chams, journaliste à « Assafir », quotidien politique libanais de langue arabe
12 / 2001
« Au journal, on m’appelle la zizaneuse », raconte Doha Chams. « Lorsque le rédacteur en chef veut couper un de mes articles, je crie, je tempête, je fais un scandale jusqu’à ce qu’il cède. Si tu cèdes une fois, alors tu cèdes à chaque fois. » Doha Chams travaille pour le journal Assafir (Le Messager), quotidien politique libanais qui a pour devise d’être « la voix de ceux qui n’ont pas de voix ». Fondé à l’époque où le panarabisme avait le vent en poupe, ce journal emploie 160 personnes et tire à 35 000 exemplaires. Doha l’a rejoint dès son retour d’exil, une fois la guerre du Liban terminée, après un bref passage à la télévision. « J’étais chef des enquêtes et des reportages et mes émissions avaient beaucoup de succès, dit-elle. Jusqu’au jour où j’ai fait un sujet qui mettait en cause deux ministres et que l’on m’a mise dehors ! » Doha Chams a apporté dans ses bagages des techniques de reportage acquises en France et son style ironique a séduit. Journaliste au talent désormais reconnu, ses articles sont attendus avec impatience par ses lecteurs. « J’ai compris que seuls les lecteurs pouvaient me protéger. Les courriers, les coups de téléphone de félicitations m’ont permis d’imposer un style nouveau. Au début, j’étais très combattue au sein même du journal, mais j’ai peu à peu réussi à m’imposer. »
Doha Chams se décrit elle-même comme « une enfant de la guerre ». Elle a grandi sous les bombes de la guerre civile qui a déchiré son pays. Etudiante aux Beaux-Arts de Tripoli, elle se rendait alors tous les jours à l’université en voiture, avec une amie. « Nous mettions une cassette du « Boléro » de Ravel. Puis nous remontions les vitres et nous commencions à rouler, avec le bruit des obus qui tombaient autour de nous et la musique de Ravel le plus fort possible ! » La jeune femme s’exile ensuite à Paris. Et en 1990, lorsque la guerre est finie, Doha décide de rentrer dans son pays. « La première fois que je suis retournée au Liban, j’y suis restée quatre mois et je suis repartie. C’était trop difficile. Tout était désorganisé, j’étais tout le temps en colère : les voitures qui roulaient dans tous les sens, les téléphones qui ne fonctionnaient pas, tout me mettait en rage. » De retour à Paris, Doha réfléchit. « J’étais partie avec des illusions. Alors, je me suis dit : perds tes illusions et repars. C’est là-bas que tu as des choses à faire. » La deuxième fois, les choses se sont révélées plus faciles. « Pour garder mon calme quand je circule à pied dans Beyrouth, j’ai acheté un baladeur. La musique me permet de mettre de la distance entre moi et l’agitation de la rue. » Doha ne regrette pas d’avoir quitté le confort parisien ni de travailler pour un salaire très inférieur à celui qu’elle toucherait en France. Ses articles ont permis de faire bouger les choses. Parmi ses succès journalistiques, une enquête l’a particulièrement marquée : « L’Association des mères et des parents des kidnappés au Liban organisait des manifestations et des sit-in. Mais les gens n’y allaient plus. Leurs tracts étaient très revendicatifs mais n’arrivaient pas à toucher le grand public. Alors, j’ai décidé de faire quelque chose pour eux. » Pendant la guerre, le kidnapping était devenu une sorte de jeu national pratiqué par les milices. Enlevés dans la rue ou chez eux, les otages servaient de monnaie d’échange pour récupérer des otages de l’autre camp. Mais nombre d’entre eux ont purement et simplement disparu. Les chiffres officiels parlent de 17 000 disparitions, information difficilement vérifiable. Rentrée au journal, Doha Chams propose donc à son rédacteur en chef de faire une série de portraits des disparus, choisissant parmi les cas extrêmes. « Je voulais que ces disparitions ne soient plus seulement des cas anonymes ; je voulais que chaque disparu devienne une personne dans l’esprit de chaque lecteur. » La série dura un an, et cette sensibilisation de l’opinion publique porta ses fruits. « De plus en plus de gens ont commencé à aller aux manifestations. Mes articles ont réussi à mobiliser les lecteurs. » Cette enquête a été suivie par une opération de lobbying pour forcer le gouvernement à mettre sur pied un comité chargé d’enregistrer officiellement les disparitions. Ce comité a été créé mais plongeait les parents des disparus dans des tracasseries administratives de tous ordres. « On leur demandait, par exemple, de faire la preuve de la disparition de leurs enfants. Qu’est-ce que vous voulez de plus comme preuve que, justement, la disparition ? » s’indigne Doha. Le journal a relayé les protestations des parents ainsi que les limites de l’action du comité, et une loi fut finalement votée. Là encore, le débat fut ravivé. « Cette loi demandait aux parents de déclarer la mort de leurs enfants. Mais les parents disaient que ce n’était pas à eux de le faire, mais à l’Etat. Beaucoup de mères ne pouvaient pas accepter cette mort. » Doha raconte avec émotion les nombreux entretiens qu’elle a réalisés avec ces mères qui refusaient l’évidence. « La plupart de ces femmes avaient tout perdu dans la guerre, leur maison et le reste. Elles avaient pourtant gardé une photo, la dernière photo où l’on pouvait voir leur fils souriant à l’objectif. Rendez-moi mon fils, me disaient-elles. Et moi, je pleurais. A l’époque, mes collègues m’appelaient la pleurnicheuse ! » ajoute Doha en riant.
Doha Chams a acquis le respect de ses collègues grâce à ses reportages à visage humain, ses investigations et son acharnement au travail. En plus de ses activités , elle est également correspondante de Reporters sans frontières pour le Liban, organisation internationale qui dénonce les entraves à la liberté de la presse à travers le monde, les arrestations arbitraires de journalistes, voire leurs assassinats. Aujourd’hui, Doha Chams, avec ses collègues, tente de trouver une solution aux difficultés financières d’Assafir : publier un quotidien coûte cher, et les bailleurs de fonds prêts à respecter l’indépendance du journal ne sont pas légion.
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, Líbano
Le travail de Doha Chams témoigne du rôle que peut jouer un journaliste courageux : traquer la vérité, relayer l’information, donner « une voix à ceux qui n’ont pas de voix ». Les résultats de l’enquête sur les kidnappés éclaire aussi le rôle que peut jouer la presse dans la mobilisation publique et dans le soutien aux actions menées par les ONG. Plus généralement, cet exemple souligne qu’une presse indépendante a un vrai rôle à jouer dans la reconstruction d’une société civile dévastée par la guerre. L’expérience de cette journaliste montre aussi qu’une femme peut s’imposer dans un milieu de travail très masculin et faire reconnaître ses qualités… même si ce n’est pas toujours facile!
Fiche rédigée dans le cadre de l’Assemblée Mondiale des Citoyens, Lille, décembre 2001.
Entrevista
Entretien avec Doha Chams, « Assafir - doha_chams@hotmail.com - Tel 00961-1-743393 - Fax 0096-1-743601/602/603
Faculté des Sciences Economiques et Sociales de l'Université catholique de Paris - 21 rue d'Assas, 75 006 Paris, FRANCE - Tél. : 33 (0)1 44 39 52 00 - Franca - www.icp.fr/fasse/index.php - fractal (@) easynet.fr