12 / 1999
Ce processus, dont nous parlons, est bien plus qu’une capitalisation, c’est un véritable processus de développement en réalité. J’ai découvert cela en travaillant avec le PRATEC (1). Ils étaient très ’ reluctant ’ vis à vis du développement (très opposés à la notion même de développement). Ca m’a fait réfléchir car j’ai basé toute ma vie sur ce mot là, tout en distinguant le développement de la croissance, ce que l’on ne fait pas d’ordinaire. Le développement est relationnel, culturel et spirituel. Eux m’ont fait comprendre qu’il n’y a pas de développement sans enveloppement préalable. C’est majeur, mais personne ne le dit. Et l’enveloppement, c’est ce recul. Au fond il faut se réenvelopper, on ne peut pas vivre nu. On est obligé de se mettre nu pour foncer, mais ensuite il faut quand même un peu se mettre au chaud et se récupérer. C’est d’ailleurs dans cet état là que viennent les idées, les amorces de synthèses, tout ce qui va donner un sens à l’action suivante. Mais les trois quarts des gens dorment, et vivent à l’extérieur d’eux-mêmes sur des stéréotypes : le chômage, le Sida, les médias
Ce processus est de l’ordre du sensible, du vécu, c’est un désir d’être plus. Il y a des formes abâtardies aujourd’hui, on parle de ’ s’éclater ’. C’est la forme vulgaire d’une aspiration profonde à être plus. C’est ce qui motive à la fois tous les élans spirituels et aussi tous les développements et toutes les entreprises économiques, mais en empruntant le chemin de l’avoir. Il y a un asservissement de l’être à l’avoir. Pour beaucoup de gens, la conscience d’être est complètement chassée. Elle est présente, mais sur les marges de la conscience.
Dans la phase de recul, cette phase d’enveloppement, il y a une démarche qui est la récapitulation, l’anamnèse. C’est le ressouvenir, qui est absolument déterminant. On peut le réaliser de façon très simple. Tous les matins, je m’oblige à repenser la journée précédente et, je complète mon agenda. Il y avait, en noir, des choses à faire, et puis le lendemain matin, en bleu, j’écris ce qui a été fait, quart d’heure par quart d’heure, ainsi que les titres exacts des livres que j’ai lus. C’est très précieux. On a quelquefois des occultations (des faits importants sont oubliés). C’est nécessaire pour avancer ensuite en toute certitude, parce que si on ne récapitule pas, surtout dans une société comme la nôtre où l’on est constamment sollicité, par la télévision, la presse, internet, on est menacé de dispersion, ce qui fait perdre le sens du but, d’une idée, de ce que l’on cherchait. On ne sait plus.
La nécessité d’avoir cette démarche de capitalisation s’impose au même titre que d’autres exigences. Vers midi, on se dit qu’il faut manger. Il y a des moments, quand on est assez nature pour ne pas vivre dans un univers de concepts, de normes imposées..., tant que l’on garde une spontanéité, les choses viennent. Simplement il faut apprendre à les réguler. Avec l’expérience on se rend compte que dans telle démarche l’inspiration est venue trop tard. Par la récupération, l’anamnèse, on prend conscience de cette faiblesse, la fois suivante, on a une chance de plus de cristalliser au bon moment. Mais ça c’est un long travail sur soi même, qui devrait être comparé à la croissance d’une plante. Le drame avec les Occidentaux, c’est qu’ils vivent dans des sociétés volontaristes. Tout est vouloir, concept, linéarité, histoire. C’est une perversion de la mentalité grecque et hébraïque.
L’évaluation est étroitement liée à la récapitulation. Une restauration permet de repartir à l’ouvrage, elle implique une récupération des forces, une digestion de l’acquis, et une évaluation de ce que vous avez fait pour savoir ce que vous allez en prendre pour vous nourrir, et ce que vous allez laisser de côté. Si on ne fait pas ça, on est déboussolé comme beaucoup de gens aujourd’hui, on est désorienté.
Je suis persuadé que beaucoup de maladies mentales proviennent de l’impossibilité de récupérer, du fait d’une surtension, d’une sensibilité particulière à des agressions extérieures. On vit dans un monde de violence, de danger permanent. L’autiste se récupère dans ce que Dostoïevsky appelle ’ le souterrain ’. On se récupère comme cela, et puis on devient un cloporte.
Je crois que beaucoup de drames personnels ou sociaux viennent de l’incapacité où certains individus, certaines populations sont mises d’accomplir cette démarche intégrale : action, récupération, puis une autre action. Les gens sont contraints de réagir avant d’avoir pu se récupérer.
La récupération est un dialogue entre l’autonomie, la loi intérieure, ce que l’on veut être, et l’hétéronomie, qui est d’accepter la loi des autres. La vie normale et équilibrée est un dosage de ces deux attitudes. Quand on se lance dans l’action, on se soumet à l’hétéronomie. On rencontre le principe de réalité. On s’éclate dans le sens où on réalise quelque chose, et en même temps on se pulvérise, on se disperse. La pensée que l’on avait initialement apparaît comme beaucoup plus complexe. Le projet virtuel que l’on avait en tête, à la fois se concrétise, et se pulvérise. Il y a une nécessité à un moment donné de se régénérer, qui tient du principe du plaisir, car c’en est un de se retrouver autonome. Il s’agit de réinventer sa propre autonomie, en fonction de l’hétéronomie à laquelle on s’est heurté. On réinvente un nouveau projet qui est une relancée de l’autonomie dans l’hétéronomie ambiante.
Dans la phase de récupération, le souci de la phase suivante doit rester présent. Il est mis en veilleuse. Il faut tenir les deux contraires. Ce n’est ni une question de temps, ni une question de normes, c’est encore une fois une question d’attitude profonde. Dans la plupart des cas, ce que je viens de vous décrire n’étant pas prévu par nos sociétés, a très peu de chance de se produire. Quel est le bureau où vous avez un sofa ? L’activité où l’on peut couper et aller faire une ballade ? Mais il serait dangereux de fixer des normes...
metodologia, relações reflexão ação
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L’auteur est un ancien expert des Nations Unies et de la Banque Mondiale.
Pratec : Proyecto Andino de Tecnologias campesinas (Ong péruvienne)
Entrevista