Le sociologue Jean Saglio a réalisé, en commun avec une anthropologue, une recherche sur les relations de travail dans un contexte très particulier, une frégate anti-soumarine basée à Toulon. Sur ce bateau de guerre de 140 m de long travaillent 250 hommes, dont 20 officiers, 130 sous-officiers et 90 hommes du rang ; 40 d’entre eux sont des appelés. Le terme "travaillent" doit cependant être utilisé avec précaution : les intéressés ne disent pas qu’ils "travaillent", mais qu’ils "servent" ; ils ne touchent pas un "salaire" mais une "solde", et ils ne sont pas des "fonctionnaires" mais des "militaires". Contrairement au salaire, le traitement des fonctionnaires n’est pas considéré comme le prix d’achat du travail, mais comme une allocation destinée à permettre aux fonctionnaires de "tenir leur rang". Dans le cas des militaires, s’y ajoute l’idée qu’il est impossible d’être payé "pour se faire tuer" : la solde apparaît comme un "contre-don" fourni par l’institution en échange du fait que les militaires assurent la sécurité, le prestige et l’honneur de la nation. Ceci a entre autres pour conséquence qu’on s’interdit de mesurer leur rentabilité.
Une autre conséquence est le bannissement de certains autres termes comme délégation, revendication, représentant ou syndicat, et surtout conflit : par définition, il n’y a pas de conflit sur un bateau, a fortiori de conflit collectif. Il existe en revanche un système élaboré de gestion des différends, fondé sur une longue tradition qui s’est quelque peu adaptée depuis les années 70, notamment parce que la très forte technicité de ces bateaux a progressivement fait évoluer le commandement vers davantage de dialogue.
Fondamentalement, on distingue soigneusement ce qui relève :
- des conflits de la vie et de l’organisation du travail au quotidien ;
- des conflits salariaux et de carrière.
Selon une règle extrêmement forte, et justement non exprimée parce que structurante, le bateau gère les conflits du premier type alors que ceux du deuxième type sont traités en dehors du collectif de travail, par négociation avec la hiérarchie et in fine le ministère.
Les conflits traités sur place peuvent concerner l’attribution de telle ou telle tâche, les problèmes de légitimité de commandement et de hiérarchie, la gestion des travaux collectifs ou l’organisation des exercices, les problèmes de vie quotidienne comme horaire et qualité des repas, choix des films diffusés sur la télévision du bord, etc.
En dehors des "situations de combat" ou d’exercice, marquées par le retentissement d’un strident coup de klaxon, où le bateau fonctionne selon les injonctions autoritaires du commandement, à peu près tous les ordres, qui sont peu nombreux, se discutent, et selon l’orateur on sait mieux débattre sur un bateau de guerre que dans beaucoup d’autres situations de travail : les rythmes de travail permettent de très fréquentes discussions collectives, soit par service, soit entre personnes du même statut. La grève est bien sûr interdite, mais on peut manifester son mécontentement en faisant du bruit lors des passages du commandant en second sur la coursive, ou au contraire en la désertant systématiquement dès qu’il arrive ; dans les cas grave, les marins font la grève des permissions : ils refusent de descendre du bateau lors des escales.
La très ancienne institution des "carrés" permet de régler les conflits par groupe de statut ; le président de chaque carré est désigné par le commandant après concertation pour vérifier que son choix coïncide avec celui des membres du carré : on évite ainsi les situations de blocages de certaines entreprises où le patron refuse de discuter avec un représentant qu’il juge borné et peu compétent. Les conflits internes aux services sont gérés par les "lourds", des sous-officiers relativement anciens et considérés comme des sages.
Lorsqu’on demande aux marins pour quelle raison ils se sont engagés, leurs réponses relèvent de l’une ou l’autre des quatre logiques suivantes :
- le discours comptable : compte tenu des primes diverses et de la retraite, le travail à bord d’un bateau de guerre est intéressant financièrement ; on retrouve ici la logique travail/salaire ;
- la logique du "jouisseur" : le marin se passionne pour des activités qu’il ne pouvait exercer que dans la Marine (par exemple, un pilote d’hélicoptère embarqué fait plus d’heures de vol que dans le civil);
- la logique du "joueur" : le marin prend quelques risques, mais s’il arrive sain et sauf à la fin de sa carrière, il aura le sentiment d’avoir gagné un challenge ;
- la logique du "tradi", en référence à la tradition du don de soi pour l’honneur de la nation.
Certains marins mobilisent ces différents registres tour à tour, d’autres s’en tiennent à une dominante. Selon J. Saglio, chacun est totalement libre à cet égard, et personne ne cherche à imposer un ordre symbolique du monde : l’autorité hiérarchique s’assure seulement que les personnes respectent les contraintes bureaucratiques demandées, sans faire référence au civisme ou à la morale. Une institution aussi contraignante ne semble viable que si la diversité des motifs d’adhésion des individus y est totalement respectée.
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, Franca, Toulon
Selon J. Saglio, ce dispositif très ancien, voire archaïque, et en tout cas largement antérieur à la révolution industrielle qui a généralisé le travail salarié, présente d’étonnantes parentés avec certaines formes actuelles de revenus déconnectées de l’emploi ; pourrait-il servir d’exemple pour l’émergence de nouveaux modèles remplaçant celui du travail industriel et de production, en crise depuis le milieu des années 70, selon l’orateur ? On se prend à rêver d’une société dans laquelle le fait de "servir la cité", d’une manière ou d’une autre, serait tout aussi reconnu et valorisé que le fait de construire des automobiles. J’ai de plus été très frappée par l’inattendue ouverture d’esprit des militaires concernant les motifs d’adhésion de leurs recrues : il y aurait là, me semble-t-il, beaucoup à apprendre pour les associations qui ont parfois du mal à gérer la cohabitation entre bénévoles et salariés.
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SAGLIO, Jean, CLAES, Lucien, La tradition pour accommoder la contrainte : vie collective sur un bateau de guerre - séminaire 'Vies collectives' in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1999 (France), V
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