Dans le cadre de ses cours de gestion à l’Ecole Normale Supérieure de Cachan, Jean-Louis Peaucelle est fréquemment amené à utiliser des exemples empruntés à l’histoire récente ou ancienne des entreprises. Cette méthode a de nombreuses vertus : les étudiants, hormis à travers un court stage, n’ont pas de contact avec l’entreprise, et s’en font une représentation simpliste, biaisée par les idéologies et les théories économiques. Sans une référence continuelle au monde réel des entreprises, l’enseignement de gestion risque de rester très abstrait (et les étudiants ont beaucoup de mal à assimiler des idées abstraites), mais aussi et surtout de présenter une difficulté paradoxale : la théorie apparaît aux étudiants comme une évidence, parce que les problèmes ne surgissent que dans sa mise en application.
Le recours aux exemples ne va cependant pas de soi, et ne saurait être comparé à la pratique de l’expérimentation scientifique, dans les cours de physique par exemple : dans le cas de la gestion, il s’agit moins d’expérimentation que du récit de diverses expériences, dont l’effet de conviction est essentiellement dû au talent rhétorique du professeur.
J.-L. Peaucelle étaye sa démonstration sur un exemple que tout étudiant de gestion est amené à rencontrer à un moment ou un autre de son cursus : celui de la fabrique d’épingles cité par Adam Smith au début de son ouvrage "Rercherche sur la nature et les causes de la richesse des nations" (1776). Le cas de cette fabrique d’épingles est utilisé par A. Smith pour montrer que la richesse ne vient pas d’un patrimoine mais de la croissance de la productivité : une personne qui n’est pas du métier pourrait à peine faire une épingle par jour ou tout au plus une vingtaine, alors qu’une manufacture de dix ouvriers en produit 36 000 dans la journée, le travail étant réparti en dix-huit opérations distinctes, effectuées par différents ouvriers. Selon A. Smith, le gain de productivité vient de l’habileté de chaque ouvrier spécialisé dans une tâche particulière, du temps gagné sur le passage d’une tâche à l’autre, et de l’emploi de machines. Or il semble qu’A. Smith n’ait pas observé lui-même le fonctionnement de cet atelier et qu’il se soit simplement fondé sur un article de l’Encyclopédie, lequel ne précisait pas de quelle façon les tâches étaient réparties entre les ouvriers, et même si chaque ouvrier était spécialisé dans certaines tâches ou si chacun d’eux effectuait les dix-huit tâches successivement sur un lot d’épingles. En somme, on aboutit à une conclusion juste à partir d’un raisonnement insuffisant parce que l’exemple n’est pas assez détaillé.
Or il se trouve que le même exemple de la fabrique d’épingles est repris dans un autre article de l’Encyclopédie, consacré aux épingliers. Son auteur détaille la rémunération des ouvriers en fonction des différentes tâches accomplies : par exemple la dernière tâche, qui consiste à ranger les épingles dans les boîtes, peut être accomplie par des enfants et par conséquent être très peu rémunérée, alors que d’autres tâches exigent de grandes compétences. Par ailleurs, cet article indique par exemple que la fonction de "coupeur" n’occupe l’ouvrier concerné que deux ou trois heures dans la journée, et qu’il peut alors travailler pour plusieurs fabriques. Ainsi se dessine peu à peu l’idée que la division du travail permet de produire à plus bas prix et davantage, en faisant travailler une population aux compétences industrielles variées. Cette analyse paraît propre à étayer la théorie d’A. Smith sur l’augmentation de la productivité et donc sur la création de richesse pour une population donnée : l’économiste disposait bien d’un exemple parfait pour sa démonstration, mais il n’a pas su l’utiliser faute d’entrer de façon suffisamment rigoureuse dans les détails.
Si l’on veut que l’exemple ne serve pas seulement à "colmater le raisonnement" mais offre une réelle valeur pédagogique, il faut, selon J.-L. Peaucelle, aller même au-delà du niveau de détail suffisant, et par conséquent ne pas hésiter à raconter le superflu, qui seul permet aux étudiants de mesurer à quelles conditions la théorie s’applique ou non ; sans parler de toutes les précautions méthodologiques classiques (précisions sur le contexte historique, géographique, social de l’exemple, sur la nature de l’observateur, sur la nature de l’enquête, etc.), qui seules distinguent l’exemple d’autres formes d’ "histoires " comme la parabole, le récit mythologique ou le conte.
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, Franca
Après la lecture de cet exposé, on a évidemment envie de se demander "que prouvent les fiches DPH ? ", dont les auteurs (à commencer par moi)ne procèdent peut-être pas toujours à une analyse aussi approfondie que celle à laquelle se livre J.-L. Peaucelle pour savoir si l’enseignement tiré de l’exemple correspond bien au contenu de celui-ci ou ne vient pas plutôt d’un effet de rhétorique : le format de la fiche ne permet pas forcément d’entrer dans le degré de détail préconisé pour cela. Mais le but des fiches est-il le même que celui des exemples utilisés dans les cours de gestion ? Peut-être faut-il assumer leur caractère "exemplaire ", qui les rapproche du genre de la parabole plus que de celui du cas clinique soumis à la perspicacité des étudiants de gestion. Selon la formule de l’Alliance pour la Citoyenneté des Organisations (qui produit également des fiches DPH), il s’agit de "citer pour inciter " et d’indiquer des pistes de réflexion et de progrès, plutôt que d’établir une théorie économique ou sociale.
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PEAUCELLE, Jean Louis, GAREL, Gilles, Le statut de l'exemple dans l'enseignement de la gestion - séminaire 'Enseignement de la Gestion' in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1998 (France), IV
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