12 / 1999
Selon Jean-Pierre Laville, sociologue et économiste, la généralisation de l’emploi salarié est un phénomène datant du début des Trente Glorieuses, dans un contexte de forte croissance. En 1906, seulement 55 pour cent de la main d’oeuvre était salariée, le reste se livrant à des échanges non monétaires intra ou extra familiaux ; dans les années soixante-dix, plus de 80 pour cent de la main d’oeuvre est salariée : c’est désormais par le fait d’être rémunérée qu’une personne acquiert un statut dans la société.
Cette évolution, qui a permis l’émancipation des dépendances traditionnelles, par exemple l’accès des femmes au marché du travail et à la sphère publique, a également eu pour conséquence la diminution de la solidarité active de proximité, à laquelle s’est substituée une solidarité institutionnelle plus abstraite.
Or ce nouveau système de solidarité était indexé sur la croissance ; avec la crise économique, l’emploi tend à s’évaporer, et la solidarité institutionnelle aussi.
Alors que les secteurs de l’industrie et des services suppriment continuellement des emplois, celui des services relationnels paraît offrir des gisements d’emplois considérables ; mais l’expression de la demande de tels services et surtout leur financement paraissent problématiques.
Selon J.-P. Laville, on peut distinguer quatre types de réponses possibles.
La stratégie néo-libérale a permis, aux Etats-Unis notamment, de créer des millions d’emplois de services de proximité ; mais les salaires proposés étant nettement inférieurs à ceux des emplois de l’industrie, ce développement a entraîné l’apparition d’une classe de"working poors", ces ménages bi-actifs qui restent pourtant très pauvres. De plus, cette stratégie conduit à augmenter la "dispersion des revenus", c’est-à-dire l’inégalité sociale : les ménages les plus aisés reçoivent des aides sociales pour les inciter à employer des personnes à leur domicile.
Cette voie, qui consiste à externaliser des tâches normalement assurées dans la sphère privée, pose en outre un problème de fond : jusqu’où aller dans la marchandisation de la vie sociale ? On n’achète pas un service relationnel (faire garder ses enfants en bas âge ou des parents âgés dépendants)comme on achète un yaourt au supermarché, et c’est une vision simpliste que de croire que tout ce qui relève de la sphère privée peut se transformer en une nouvelle activité économique.
La stratégie néo-keynésienne préconise de revoir et d’élargir le rôle de l’Etat, qui doit proposer de nouveaux services collectifs : mais l’interdépendance des économies nationales met en péril l’Etat-providence ; de plus, l’action de l’Etat n’apporte pas toujours des solutions optimales en terme de cohésion sociale, et la solidarité institutionnelle ne suffit pas à compenser l’absence de réseaux relationnels de proximité.
La troisième voie consiste à développer un secteur d’utilité sociale, déjà illustré en France par la création des TUC (Travaux d’Utilité Collective)et des CES (Contrat Emploi Solidarité). Un tel dispositif entraîne cependant beaucoup d’effets pervers : des emplois temporaires sont créés pour des postes qui nécessiteraient des emplois permanents ; la logique des places disponibles est substituée à celle des itinéraires personnels, d’autant que s’exerce une pression politico-administrative très forte pour "faire du chiffre" ; le développement de ce secteur tend à accréditer l’idée que ceux qui veulent continuer à toucher une aide sociale doivent obligatoirement travailler, ce qui rappelle dangereusement le principe des "ateliers nationaux" du XIXe siècle.
Une quatrième piste, plus utopiste, est proposée par des théoriciens comme Dominique Méda ou Jean-Marc Ferry : selon ces auteurs, il faut relativiser la place du travail dans la cité et redéployer les énergies dans des activités fondamentales comme la gestion de la cité et la politique au sens noble du terme, en encourageant le développement d’activités hors travail et hors emploi. Outre le caractère un peu abstrait de ces propositions, il semble dangereux d’introduire une dichotomie entre ce qui serait de l’ordre de la politique et ce qui serait de l’ordre du travail et de l’emploi.
Une cinquième voie, proposée par l’orateur, consisterait à tirer parti de ce qui s’est déjà développé sur le terrain. En Italie, des coopératives de solidarité sociale font travailler ensemble salariés et bénévoles dans des petites structures de 100 à 200 personnes. Au Québec, des mouvements de développement communautaire local réunissant les collectivités locales, les organisations syndicales et les associations s’efforcent d’obtenir la globalisation des subventions pour l’emploi et pour l’entreprise au niveau territorial et en organisent la répartition en fonction des projets locaux et non plus selon une distribution centralisée. En France, les régies de quartier fonctionnent également selon un principe territorial et réunissent tous les partenaires locaux ; elles contractualisent avec les donneurs d’ordre public pour obtenir des marchés permettant de créer des emplois sur place pour les habitants des quartiers concernés, mais aussi de développer l’accès à la citoyenneté, à travers la prise en charge collective de l’amélioration du cadre de vie du quartier.
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, Franca
Face à une mondialisation qui fait peur, le développement de projets très territorialisés pourrait apparaître comme une fort modeste parade. Mais il est intéressant de constater que ces projets locaux reposent eux aussi sur le principe d’une "globalisation" : globalisation des flux financiers, qu’il s’agisse des subventions, mais aussi des loyers, des charges locatives et de la fiscalité locale, redistribués localement sous forme de masse salariale et d’amélioration du cadre de vie ; globalisation du statut de chaque personne, qui est à la fois usager, citoyen, contribuable et salarié de la collectivité. Espérons que ces deux formes de globalisation seront également fécondes...
Actas de colóquio, seminário, encontro,… ; Artigos e dossiês
LAVILLE, Jean Louis, BOUZOLS, Charles, BERRY, Michel, CLAES, Lucien, Economie et solidarité - séminaire 'Les Invités de l'Ecole de Paris' in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1997 (France), III
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