08 / 1999
Bruno Latour et Michel Callon, deux sociologues qui font référence en France et à l’étranger, proposent de renouveler la manière dont on se représente généralement les rapports entre discours politique et discours scientifique. L’un et l’autre ont déjà travaillé à montrer que la validité du discours scientifique ne s’impose pas par sa seule évidence, mais se construit en s’appuyant sur les intérêts divers que peuvent trouver les différents publics à adopter un modèle scientifique. Inversement, il arrive souvent que les politiques s’emparent du discours scientifique pour justifier leurs orientations. Seule une analyse simpliste peut opposer la "vérité" scientifique au "mensonge" politique.
Il est cependant plus que jamais nécessaire de distinguer ce qui relève du discours politique et ce qui relève du discours scientifique ; pour cela, les deux sociologues commencent par mettre en évidence le point de contact et de "confusion" entre les deux approches : c’est la notion de représentation. La "représentation scientifique" se fait grâce à tous les instruments de mesure, les expériences, les statistiques, les diagrammes de toute sorte. La "représentation politique" se fait sur le mode de la consultation et consiste à "composer" la volonté d’un groupe, sachant que cette volonté émerge peu à peu de la consultation : elle n’est jamais donnée en soi au départ, sans quoi il s’agirait d’une représentation scientifique.
Face à la prépondérance de la représentation scientifique dans la vie publique, B. Latour et M. Callon militent pour une réhabilitation du politique, en se livrant à une apologie inattendue du démagogue : celui qui proclame "je dis tout haut ce que vous pensez tout bas" travaille à la constitution d’un collectif autour de l’expression d’une volonté, et suscite ainsi, en même temps, la composition d’un collectif opposé à ses propres thèses. C’est lui qui donne une leçon de politique à ceux qui, se réfugiant derrière le discours scientifique, favorisent la pensée unique, et finalement une forme d’asservissement.
Les orateurs développent ensuite un autre paradoxe, qui consiste, à partir de cette constatation que la représentation politique et scientifique sont liées et souvent confondues, à suggérer que l’on "enrôle" dans la représentation-consultation ceux qu’ils appellent les non-humains. Selon eux, un homme politique digne de ce nom devrait, par exemple, considérer qu’il a parmi ses électeurs la couche d’ozone ; en s’appuyant sur les expériences menées par les scientifiques, il devrait analyser "ce que veut la couche d’ozone, ce qu’elle peut supporter et ce qu’elle ne peut pas supporter, si elle peut coopérer avec l’industrie chimique, et dans quelle mesure ".
A la question de savoir comment organiser concrètement de telles consultations, les orateurs ont répondu que le plus urgent, plutôt que de créer de nouveaux dispositifs de représentation scientifique et technique, était de repérer ceux qui d’ores et déjà fonctionnent, parfois à contre-temps. Lorsque le président Chirac a autorisé de nouveaux essais nucléaires dans le Pacifique, il a cru pouvoir se contenter de la représentation scientifique, et se passer d’une véritable consultation. Inversement, des opposants au développement des organismes génétiquement modifiés ont récemment saccagé les cultures expérimentales qui devaient permettre aux scientifiques de se prononcer sur la dangerosité pour l’environnement de ces nouvelles plantes ; au nom d’une opinion publique largement hostile aux OGM, ils ont sacrifié l’un des deux modes de représentation au profit de l’autre.
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, Franca,
Idées, expériences et propositions sur les sciences et la démocratie
La proposition d’un électorat vraiment "universel", comprenant les humains mais aussi les choses, peut paraître loufoque, et elle est en effet absurde, puisque les choses, s’exprimant notamment par des chiffres, sont, de l’aveu même des orateurs, un électorat que l’on manipule plus facilement encore que les pensionnaires des maisons de retraite. L’exercice qui consiste à "prendre au sérieux" les dysfonctionnements de nos modes de représentation et à aller jusqu’au bout de leurs logiques, même si elles paraissent absurdes, paraît cependant très sain : puisqu’il est vain d’espérer que les politiques ne feront que de la politique et que les scientifiques ne feront que de la science, assumons la confusion des genres jusqu’au bout ; nous aurons du moins le mérite de la lucidité. La réhabilitation du politique, dont tout le monde parle mais dont on ne voit pas bien d’où elle pourrait procéder, tant les marges de manouvre de ce dernier paraissent se réduire, notamment par rapport à la toute-puissance de l’économie dans un contexte de mondialisation, passe peut-être par une recolonisation de domaines progressivement confisqués par l’économie ou la science. C’est ainsi qu’on a vu récemment agiter, au nom de principes de bio-éthique, la question de savoir s’il ne faudrait pas chercher à limiter autoritairement certains aspects du progrès scientifique ; il ne s’agit pas de revenir aux temps du procès de Galilée, mais pourquoi ne pas imaginer de consulter les habitants du monde sur les innovations techniques et scientifiques dont ils ont vraiment besoin et qu’ils souhaitent voir réaliser, et les rendre prioritaires par rapport à d’autres ? Bien d’autres domaines semblent d’ailleurs pouvoir être reconquis par le politique : après la culture ou l’écologie, pour lesquelles ont été créés des ministères, les élus du parti "Chasse, Pêche et Traditions" enrôlent eux aussi des "non-vivants" (les traditions)dans le débat politique, et l’un des membres de l’Ecole de Paris a proposé qu’on invente un "Ministère des modes de vie" ; pourquoi pas, un jour, un ministère du Management, qui permettrait aux entreprises de dire comment elles veulent être gérées ? Bertrand Collomb, PDG des Ciments Lafarge, a expliqué lors d’une séance de l’Ecole de Paris qu’il était bien difficile de les protéger contre les déprédations de certains actionnaires !
Actas de colóquio, seminário, encontro,… ; Artigos e dossiês
LATOUR, Bruno, CALLON, Michel, BERRY, Michel, CLAES, Lucien, Quel genre de confiance faut-il accorder à nos représentants ? in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1996 (France), II
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