Entre éthique et efficacité
08 / 1999
S’il n’est guère difficile de trouver des exemples d’hommes d’affaires habiles, voire rusés, il est beaucoup moins aisé, selon le sociologue Michel Villette, d’illustrer ce que peut être un homme d’affaires prudent ; il lui semble plus facile de définir ce qu’est l’imprudence, et il prend pour cela son propre exemple : pendant les deux ans où il travaillait pour EdF, il s’est abstenu d’exprimer son désaccord avec la direction de l’entreprise sur le développement de la production d’énergie nucléaire, par peur de perdre son emploi. Assez paradoxalement, il a le sentiment se s’être ainsi montré imprudent et de s’être conduit de façon irresponsable ; en cas d’incident majeur dans une centrale nucléaire, il se considérera comme "coupable de collaboration ".
C’est donc l’éthique qui est au centre de la notion de prudence telle qu’il la définit ; elle s’oppose en cela à la simple "habileté", qui ne tient pas compte de la nature des buts.
Elle se distingue également de la "sagesse", qui "porte sur le nécessaire, ignore ce qui naît et ce qui périt", et qui est donc "immuable comme son objet" : la prudence est tournée vers le contingent, elle est variable selon les individus et les circonstances ; c’est un savoir orienté vers les besoins humains. Ainsi, les philosophes antiques Anaxagore et Thales étaient considérés comme sages, mais non comme prudents, car ils ignoraient leurs propres intérêts.
Au total, la prudence consiste à décider convenablement de ce qui est bon et utile pour soi-même, non partiellement, mais en ce qui concerne le bonheur au sens le plus général et global : pour rechercher son bien propre, il faut aussi se préoccuper du sort de sa famille et de la cité.
La prudence apparaît ainsi comme un art de la délibération et du compromis, qui suppose des qualités complémentaires et quelque peu contradictoires ; s’appuyant sur l’ouvrage de Pierre Aubenque, "La Prudence chez Aristote" (Paris, PUF, 1963), Michel Villette estime que la prudence réunit le bon sens et la singularité, le sens théorique et l’habileté pratique, l’habileté et la droiture, l’efficacité et la rigueur, la lucidité précautionneuse et l’héroïsme, l’inspiration et le travail.
Mais de quelle manière les membres d’une entreprise peuvent-il se montrer prudents ? Un participant admet que chacun peut définir son propre bonheur et recourir à la prudence pour l’atteindre, mais comment décider du bonheur des autres ? Selon Michel Villette, il faut précisément se garder de définir cette finalité ; ce qui importe est de garder le bien commun, nécessairement flou, comme horizon, et, précisément, de refuser de s’en tenir à un objectif précis et limité comme ceux dont se contentent beaucoup d’entreprises américaines : le profit et la rémunération des actionnaires. Sera considéré comme prudent celui qui servira au mieux les intérêts d’une entreprise dont le but, largement indéfini, devra être profitable à la fois aux actionnaires, aux clients, aux salariés, à leur famille, etc.
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, Franca,
C’est un curieux parti-pris que de vouloir raisonner sur une notion qui, de l’aveu même de l’orateur, est à peu près sans exemple, et qui, de surcroît, s’avère fort peu opérationnelle, puisqu’il est impossible de définir précisément les buts que la prudence doit se donner, qu’il est difficile de dire sur le moment si une conduite est prudente ou non (seule l’issue des événements permet de le savoir), et que du reste M. Villette admet que cet art de s’adapter aux circonstances en saisissant toutes les opportunités de favoriser le bien commun est difficile à enseigner : il se construit au fil des expériences personnelles. La morale du devoir selon Kant paraît à cet égard beaucoup plus "commode", malgré sa sévérité, puisqu’elle s’applique partout et toujours, sans égard aux circonstances : "Une action faite par devoir tire sa valeur morale, non du but qu’elle doit atteindre, mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée" ; en d’autres termes, il suffit d’appliquer le principe "Fais ce que dois, advienne que pourra ". Mais c’est justement l’intérêt de cet exposé que de surmonter la séparation radicale entre "sens de l’éthique" et "sens des affaires" : le "bien commun" suppose de construire sans relâche des compromis délicats et provisoires entre ces deux principes, au lieu de s’en tenir à un manichéisme stérile. Cette notion de prudence, caractérisée par les qualités "complémentaires et contradictoires" qu’elle suppose, permet ainsi de mieux comprendre comment il est possible de parler sans contresens d’ "entreprises citoyennes ".
Actas de colóquio, seminário, encontro,… ; Artigos e dossiês
VILLETTE, Michel, LEFEBVRE, Pascal, De la prudence en affaires - séminaire 'Vie des affaires' in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1995 (France), I
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