Quand un pays, comme la Bolivie, compte la moitié de sa population parmi les paysans et qu’il ne parvient ni à sortir de la pauvreté ni même à nourrir correctement ses enfants, il devient aisé d’en tirer une conclusion : l’agriculture paysanne est trop " archaïque " pour participer au développement du pays.
Au fil des décennies, l’Etat bolivien s’est taillé une réputation de destructeur des paysanneries indigènes. Pendant la Colonie, d’abord, puis sous la domination de la bourgeoisie républicaine, les terres des communautés indiennes ont été spoliées au bénéfice des haciendas, tandis que la priorité économique était accordée au secteur minier.
La Révolution nationale de 1952 a donné lieu à une réforme agraire qui, bien que portée par la paysannerie, ne pouvait pas la satisfaire, puisqu’elle était réalisée par une bourgeoisie agraire dont l’intérêt était de permettre le maintien, voire la création, d’exploitations agricoles moyennes ou grandes, de façon à susciter une modernisation et une mécanisation. Les modalités de cette nouvelle répartition ne sont pas sans rappeler qu’elle a été inspirée par la réforme agraire mexicaine. La création d’un Institut national de colonisation montre que les pouvoirs publics songeaient davantage à coloniser des terres nouvelles qu’à répartir équitablement les ex-haciendas. En outre, l’assistance technique qui devait nécessairement accompagner la réforme foncière n’a été fournie qu’aux grandes propriétés. En fait, cette réforme marqua le début d’un véritable dualisme entre une agriculture paysanne (dans l’Altiplano et les vallées)et une agriculture capitaliste (dans les plaines).
La réforme néolibérale proposée depuis 1994, qui permettrait la mise sur le marché des terres communales, vise la concentration des exploitations et leur orientation agro-exportatrice. Mais comment les paysans pourraient-ils accepter de vendre la terre, avec la charge religieuse et émotionnelle qu’elle contient ?
Le recours aux importations pour assurer la sécurité alimentaire du pays ne peu masquer l’importance de la production paysanne et le pouvoir implicite qu’elle confère aux paysans. Les paysans produisent 70
des aliments commercialisés dans le pays. Ils sont d’ailleurs mieux nourris dans les Andes que dans les quartiers pauvres des villes.
Les communautés paysannes présentent de fortes inégalités (surtout en rapport avec les superficies exploitées)et une grande diversité de situations. Une étude attribue cette différenciation entre communautés à une inégalité dans l’accès au marché pour leurs produits agricoles. Il en résulterait que " seulement 12
des exploitations paysannes sont en mesure de commercialiser une partie de leur production ; pour les autres, l’opération signifie mettre en péril leur sécurité alimentaire et devoir recourir à des revenus extérieurs pour la rétablir ". Ainsi, 75
des exploitations correspondraient à un " secteur paysan en décomposition ".
Il faut cependant admettre que l’économie monétaire fait désormais partie intégrante de l’espace rural bolivien. Une hypothèse consisterait dans le fait que les paysans ont développé une " rationalité culturelle " qui leur permet d’évoluer en même temps dans le " monde andin " et dans le " monde occidental ". Face à l’accroissement des relations mercantiles, l’objectif des unités paysannes demeure leur reproduction et non le profit.
Il convient également de retenir que le processus de commercialisation entraîne, du fait de l’isolement, de la faiblesse des communications et des difficultés de transport, des comportements de subordination vis-à-vis des intermédiaires commerciaux, souvent notables, toujours très puissants, qui fixent les prix à leur convenance. Le clientélisme est entretenu par des relations de parenté réelle ou fictive (à travers le parrainage). Mais, si les dés sont pipés, le paysan est assuré d’écouler sa production.
Cinq siècles de colonisation des paysanneries boliviennes ont apporté des résultats qui semblent contradictoires aujourd’hui. Les catégories au pouvoir n’ont eu de cesse que de démanteler une organisation sociale et productive qui avait la double vertu de satisfaire les besoins alimentaires de toute la population et de tirer le meilleur parti de conditions agro-écologiques difficiles, tout en protégeant le milieu. Parallèlement, les paysans sont en majorité " infra-subsistants " et certains prétendent même qu’il faudrait " réinsérer " les paysans dans l’économie nationale.
Peut-on croire que l’Etat néolibéral actuel a compris la leçon et que sa récente loi de décentralisation, en accordant aux communautés la gestion d’un budget propre, établira un nouveau rapport avec les paysans ?
agricultura familiar, camponês, pobreza, intervenção do Estado, desengajamento do estado, soberania alimentar, reforma agrária, comercialização, comunidade camponesa, liberalismo, ecosistema, preço, associação de produtores, assistência técnica
, Bolívia, Altiplano
Les échecs de la politique agraire bolivienne, si tant est que l’on ait réellement suivi une politique dans ce domaine, sont liés en grande partie à la méconnaissance et au mépris dans lequel ont été tenues les paysanneries boliviennes, en particulier indiennes. Un grand nombre de questions trouveraient leur réponse dans le savoir-faire des paysans. Puisque le mythe de la modernisation tend à s’effondrer, il reste à reconnaître les vertus d’un savoir basé sur l’expérience et le respect du milieu naturel.
Colloque "Agriculture paysanne et question alimentaire", Chantilly, 20-23 février 1996.
Actas de colóquio, seminário, encontro,…
FRANQUEVILLE, André
CECOD IEDES - 162 rue Saint Charles, 75015 Paris, FRANCE. Tel 33 (1) 45 58 48 99 - Fax 33 (1) 45 57 31 69 - Franca