Pourquoi un objet technique nouveau se diffuse-t-il ou non? Les réponses données (il était bon marché, ou trop cher - utile ou inutile- efficace ou inefficace-...), aussi crédibles soient-elles pour le passé, sont inopérantes pour le présent ou l’avenir. Il ne sert à rien de considérer un objet technique par ses qualités intrinsèques car la plupart de ses qualités futures sont extrinsèques et vont lui être fournies par d’autres. Il faut sortir de la tautologie : ce sont les bonnes techniques qui ont finalement réussi, et celles qui ont échoué étaient de toutes façons potentiellement mauvaises. Beaucoup de projets concoctés dans les centres de recherche ressemblent aux mots admirables utilisant au Scrabble toutes les lettres piochées dans le pot ; oui mais ces mots restent sur le chevalet faute de possibilités de les accrocher sur le plateau. Inversement, il est inutile de considérer le plateau en espérant qu’une étude de marché bien faite donnera la combinaison qu’il faudrait pouvoir placer car, pour déceler les créneaux, il faut savoir exactement quelles lettres on possède et comment les combiner. Les qualités intrinsèques d’un projet, ce sont les autres, à l’extérieur, plus tard, qui les lui donnent, de même que le nombre de points au Scrabble dépend de l’état du tableau et des coups joués par l’autre joueur. Selon le modèle de "diffusion", les objets techniques, achevés et complets, n’auraient plus qu’à trouver des clients. En fait, il faut utiliser un tout autre modèle, de "traduction", relevant d’une vision tourbillonnaire et correspondant beaucoup mieux à la façon de bien jouer, tant à l’innovation qu’au Scrabble. Dans le modèle de diffusion, un objet se "transporte" sans se transformer ; dans celui de "traduction", il ne se "transporte " que s’il se transforme. La nécessité d’accepter des compromis, de négocier tous les aspects successifs d’un dossier, techniques, économiques, commerciaux, juridiques, n’est pas un simple principe d’opportunisme ; c’est la nature même de l’objet technique qui est par là définie. Ceux qui, ayant défini un objet "parfait", cherchent à le diffuser, appliquent un modèle de diffusion et, constatant que personne ne veut de leur invention, accusent tel ou tel groupe de "résister" pour des raisons qui sont, quant à elles, "psychologiques", "sociologiques"... ; tout peut servir dans ces procès d’accusation, tout, jusqu’à la "société française" ou le "mal français". Il faut donc considérer l’innovation non pas comme l’ "application" de connaissances mais comme une "expérimentation" sur l’état des rapports de force. L’objet technique nouveau n’est pas d’abord une machine morte bien conçue, douée d’une force d’inertie, qui se diffuse dans un milieu social plus ou moins inerte. Il est d’abord virtuel, inexistant, polémique, une hypothèse ; il ne devient réel qu’au fur et à mesure qu’il fait appel à un rapport de forces, en se servant d’autres, faisant progressivement "tenir ensemble" des intérêts multiples qui peuvent s’agréger. A noter, en conclusion, la fécondité de ce paradigme du "tenir ensemble", appliqué plus généralement à l’entreprise".
Extraits essentiels de l’article sous référence
Artigos e dossiês
CALLON Michel, LATOUR, Bruno in. Prospective et santé, 1986/12 (France), 36
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