05 / 1993
Le processus de fabrication des instruments qui confèrent aux missiles nucléaires une grande précision est une suite de compromis socio-techniques plus ou moins durables. Ni la force ultime de la technologie, ni les partenaires qui contribuent à sa réalisation, ni ses usages ne sont clairs et définis à l’avance une fois pour toutes. Au contraire. Le système de guidage des missiles balistiques est le fruit de négociations et d’échanges. La technologie demeure flexible, voire duale. Elle se transforme au gré des conflits d’interprétation.
1. Une technologie civile ou militaire? Nul ne savait exactement quelle serait l’application finale des systèmes de guidage. Dans les années 1970, la troisième génération d’appareils de guidage mise au point par le laboratoire de Charles Draper était dans ce cas. Draper lui-même souhaitait que des financements non-militaires puissent soutenir ses projets. La pression des mouvements anti-nucléaires contribua à la recherche de partenaires civils. Il nécessitait le développement d’une troisième génération d’instruments de guidage. Des raisons sociales et non technologiques ont empêché ces projets d’aboutir. Draper manquait de contacts dans le monde de l’aviation civile dont les investissements étaient tournés vers des systèmes de navigation et de contrôle aérien basés sur terre.
2.Le système de guidage avant le missile. Même lorsqu’il devient probable que le système de guidage sera utilisé à des fins militaires, les conflits d’interprétation ne cessent pas. La technologie demeure flexible. Charles Draper pense d’abord lier le système de guidage au développement des missiles de croisière entre les années 1970 et 1980. Mais il ne parvient pas à devenir un point de passage obligé. Les spécifications qu’il propose sont jugées inadéquates. Le programme du système de guidage est finalement lié au domaine traditionnel des missiles balistiques et plus particulièrement aux missiles balistiques anti-force. La précision des missiles était alors suffisante pour détruire les villes. Mais si les missiles devaient être dirigés sur des cibles précises et durcies (comme les silos des missiles adverses)une nouvelle génération d’instruments était nécessaire.
Le système de guidage était porteur de significations différentes pour ses divers inventeurs et pouvait aussi représenter une solution à différents problèmes. Les partisans de la précision ont soutenu le développement des instruments de guidage avec en tête l’extrême précision des missiles. Ils étaient moins certains du missile pour lequel cette précision serait nécessaire. Le système de guidage était à la recherche d’un missile. La technologie militaire n’est donc pas prédéfinie. Elle est le fruit de multiples compromis entre groupes et intérêts.
3.Lutte pour les usages du système d’arme et fabrication de la technologie. Dans la fabrication du missile Poseidon de la Marine Américaine, différentes options pour son utilisation et son intégration dans des orientations stratégiques ont produit de multiples effets sur les caractéristiques du missile. Au sein de la Marine le Special Projects Office et l’Office of the Chief of Naval Operations entrèrent en conflit sur l’utilisation potentielle des missiles (arme anti-force ou arme de dissuasion modernisée?)et par conséquent sur leurs équipements et leurs spécialisations.
Le guidage stellaire par inertie est balloté entre de multiples priorités et de nombreux acteurs: différentes conceptions de la stratégie nucléaire nationale, différents points de vue sur la stratégie appropriée d’une armée face à une autre, les conflits entre les laboratoires, la difficulté à négocier une technologie qui vient troubler la division du travail établie. Lorsqu’il veut aboutir, Draper assure ses partenaires de la justesse de ses vues, il veut les convaincre que ses projets vont aboutir. Ses prophéties sur la précision se réalisent d’autant mieux une fois qu’un nombre suffisant de partenaires lui a fait confiance et lui a permis de poursuivre ses recherches. Pour faire triompher leurs conceptions les protagonistes s’efforcent de les stabiliser en les inscrivant dans le système d’arme. Même les organisations qui bénéficiaient d’une prééminence hiérarchique se sont rendu compte que pour faire valoir leurs conceptions, il était nécessaire de les traduire en détails techniques. La fabrication de la technologie militaire est la continuation de luttes politiques par d’autres moyens.
En détaillant le processus de fabrication du système de guidage des missiles balistiques, Donald MacKenzie montre les conséquences des conflits sur les caractéristiques de la technologie ou la nature de ses usages. L’enjeu essentiel de la fabrication d’un système d’arme réside dans les transactions et les oppositions qui se succèdent lors de sa conception et de sa fabrication. Les protagonistes passent des compromis, s’efforcent de faire accepter leurs vues, de négocier, de chercher des alliés et surtout d’inscrire leurs conceptions dans la technologie. Mais peut-on mieux discerner les différents réseaux d’acteurs à l’oeuvre dans le processus?
L’approche de Donald MacKenzie présente un grand intérêt pour la description des transformations des systèmes d’arme, pour les cas d’innovation, de découvertes. Qu’en est-il du travail quotidien des ingénieurs? Comment penser les systèmes d’armes existant et, comme l’auteur le suggère en conclusion, leur "désinvention"?
P. Venesson, docteur en science politique, est maître de conférence et allocataire de recherche à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris.
Livro
MACKENZIE, Donald, THE MIT PRESS,CAMBRIDGE,(MASS.), 1990 (ETATS UNIS)
Ecole de la Paix - 7 rue Tres-Cloîtres, 38000 Grenoble, FRANCE - Tél. : 33 (0)4 76 63 81 41 - Fax : 33(0)4 76 63 81 42 - Franca - www.ecoledelapaix.org - ecole (@) ecoledelapaix.org