04 / 1996
La guerre civile a fait 80 000 morts au Salvador entre 1980 et 1992. Depuis trois ans le gouvernement et la guérilla négocient la paix avec le soutien de l’ONU. Des observateurs ("bérets bleus")sont sur place depuis juillet 91. Philippe Texier, haut magistrat français mis à la disposition de l’ONU, a participé à cette mission durant onze mois (juillet 91 - juin 92).
- Philippe Texier (1):"Tout d’abord l’ONU a eu un rôle considérable dans les négociations. Le gouvernement et la guérilla, le FMLN, ont demandé au secrétaire général de l’époque, Javier Perez de Cuellar, que celles-ci se déroulent sous l’égide de l’ONU. Le premier contingent, celui de surveillance dont je faisais partie, s’est installé le 26 juillet 1991, avant même le cessez-le-feu (signé le 31 décembre 1991)."
"- Comment votre arrivée s’est-elle passée ?"
"Nous étions deux cents juristes, avocats, et membres d’ONG qui avions pour tâche de vérifier les violations des droits de l’Homme en cours. Il fallait le plus rapidement possible créer un climat de confiance, la population avait encore peur. Nous avons ouvert des bureaux un peu partout et sommes allés dans les endroits les plus reculés du pays pour expliquer aux gens qu’ils pouvaient venir déposer plainte à chaque fois qu’ils estimaient avoir été victimes d’une violation des droits de l’Homme. Nous pouvions rentrer sans préavis dans les prisons et les casernes. Le gouvernement et la guérilla nous ont vraiment laissé aller partout. Durant les onze mois où je suis resté, nous avons recueilli 6000 plaintes, à partir desquelles nous avons essayé de faire changer les choses par des recommandations à l’Etat, aux militaires, aux juges et procureurs, au FMLN et au gouvernement lui-même. Nous n’avions pas de pouvoir de justice, mais un pouvoir moral. En effet tous les deux mois nous rendions public un rapport dans lequel nous pouvions dénoncer tel ou tel non respect des engagements pris, mais aussi évoquer les évolutions positives. Nos limites étaient claires : nous étions dans un Etat souverain, mais nous avons su rester fermes sur l’application des accords."
"Avez-vous rencontré des oppositions à votre mission ?"
"Nous nous sommes heurtés à certaines méfiances. Nous devions alors rester très prudents et chercher plus à convaincre qu’à exiger. Ces accords, très majoritairement acceptés par la population, ont cependant été très critiqués par une minorité qui n’avait pas intérêt à ce que la paix arrive. Les juges, par exemple, n’avaient pas la conscience très tranquilles parce qu’ils ont laissé faire toutes sortes de violations sans jamais jouer leur véritable rôle. Certaines parties de l’armée, notamment des officiers supérieurs, ainsi que les groupes paramilitaires, étaient également réticents. Cette minorité agissante, puissante économiquement et armée, peut faire capoter le processus fragile. Par contre nous avons bénéficié d’un soutien très actif de la société civile. Il y a un réseau important d’associations au Salvador, notamment dans le domaine des droits de l’Homme. Nous avions des droits qu’elles n’avaient pas (entrer dans les prisons...), et réciproquement (elles pouvaient défendre les gens sur place alors que nous avions un devoir de parfaite neutralité). Très vite, mais avec de nombreuses difficultés, une collaboration entre le gouvernement, le FMLN, la société civile et nous s’est mise en place."
"Sur le terrain quelles sont les autres missions de l’ONU ?"
"Les autres équipes de la mission ONU sont arrivées après la signature du cessez-le-feu. Une équipe de militaires est venue en vérifier l’application ainsi que la séparation des deux camps, le désarmement progressif du FMLN et la réduction de moitié des effectifs de l’armée. Celle-ci comportait alors 63 000 hommes alors que dix ans auparavant elle en avait dix fois moins. L’ONU supervise aussi la création d’une police nationale civile, ce qui implique la présence d’un contingent international de policiers. Ils doivent, d’une part, contrôler et aider l’actuelle police nationale pour éviter que des règlements de comptes interviennent et, d’autre part contribuer à la création d’une académie de police. Celle-ci, comme l’armée, ne devra plus être un outil de répression de la population mais être au service des citoyens.
"Comment le désarmement des soldats et des guérilleros s’est-il effectué ?"
"La démobilisation du FMLN devait se faire par tranche de 20 % pendant cinq mois. A chaque accroc, le FMLN stoppait ce processus, aujourd’hui terminé mais qui a duré finalement un an. Le FMLN, comme le gouvernement, a parfois traîné les pieds... Les armes étaient remises aux militaires de l’ONU et conservées dans un local à double clé, qui ne pouvait être ouvert qu’en présence du FMLN et de l’ONU. La plupart de ces armes ont été détruites. L’ONU contrôle aussi la démobilisation d’une partie de l’armée au sein de laquelle un processus "d’épuration" a eu lieu. Une commission nationale a établi la responsabilité de certains officiers supérieurs dans des massacres de civils et a demandé la démission de quasiment tout l’Etat-Major dont une grande partie a été limogée.
Une commission internationale, sous l’égide de l’ONU, a élaboré un rapport sur la question de la violation des droits de l’Homme pendant les douze ans de guerre. Elle a donc remis un rapport qui a recommandé, par exemple, la destitution du ministre de la défense et d’autres haut responsables. Ce ministre a remis sa démission mais elle a été refusée : le président cherche encore à ménager l’armée. Celle-ci, autrefois toute puissante, a beaucoup perdu. Désormais elle aura le rôle que toute armée a dans un pays démocratique : défense des frontières et de la souveraineté nationale. Mais il faudra des décennies pour que les éléments les plus durs admettent ce changement. Autre problème : l’organisation militaire de la société à la base à travers une "défense civile". Il s’agit en réalité d’un encadrement très implanté mais informel, donc difficile à contrôler et démanteler, de la population dépendant plus ou moins de l’armée. Des "escadrons de la mort" d’extrême droite existent également. L’ONU ne peut pas prétendre que toutes ces structures, facteurs de danger, ont disparu."
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, El salvador
"Quel bilan tirez-vous de cette mission ?"
"Le bilan de cette mission est positif. Pour la première fois nous avons vérifié les droits de l’homme dans un pays souverain. Nous avons inauguré beaucoup de choses et avons dû bâtir nous-mêmes notre doctrine. Jusqu’où allaient nos pouvoirs et nos devoirs ? On nous a souvent reproché de ne pas en faire assez. L’attente des Salvadoriens était considérable mais la réussite du plan de paix leur incombe avant tout. Des facteurs spécifiques sont également intervenus, notamment la volonté de Perez de Cuellar, l’intelligence du FMLN et du gouvernement, du président Cristiani (pourtant issu d’un parti d’extrême droite -l’ARENA-), le fait que les Etats-Unis cessent de soutenir l’armée salvadorienne. Un grand nombre de conditions sont nécessaires pour qu’un processus de paix négociée aille jusqu’au bout sous l’égide de l’ONU.
Pourquoi cela ne marche-t-il pas au Cambodge ou en Ex-Yougoslavie ? Parce que toutes les parties ne veulent pas réellement la paix. Les limites de l’ONU sont là : sa mission réussit quand tout le monde veut que ça marche.
Philippe TEXIER est également expert auprès du Comité des droits économiques, sociaux et culturels de l’ONU à Genève.
Entretien avec TEXIER, Philippe
Entrevista ; Artigos e dossiês
Non violence actualité, 1993/06 (France), 170
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