Charlotte est cuisinière chez les amis qui m’ont hébergée lors de mon premier séjour au Rwanda. Le jour de mon arrivée nous avons pris un taxi-bus. Bondé, ce taxi- bus a péniblement remonté la dure pente du boulevard de l’OUA, et nous a déposées devant l’église de la Sainte-Famille. Nous avons continué à pied, jusqu’au marché. Charlotte m’a fait traverser tous les étals, de la boucherie aux vendeurs de vannerie. Sa fille a quatorze ans, c’est sa communion dans un mois et Charlotte cherche du tissu pour lui confectionner une robe de circonstance. Hors de Prix. Après cette longue marche, Charlotte m’explique comment reprendre le taxi pour rentrer. Mais je ne veux pas déjà la quitter, alors je lui propose de la raccompagner jusque chez elle. En chemin j’apprends que son mari est mort. Nous quittons la route bitumée pour descendre sur un chemin poussièreux. " Là-bas ce sont des chambres à louer. Mais tous les gens sont morts ". Les propriétaires du motel ont été assassinés pendant la guerre d’avril 1994, le génocide quoi. Charlotte balaie de son bras tout ce qui entrait dans notre champ de vision et déclare "pendant la guerre ici il y avait des gens morts partout, partout...". Et je vois dans ses yeux comme dans une télévision les horreurs de 1994 : les gens découpés, les cadavres qui gonflent au soleil, les chiens errants qui mangent les carcasses de chèvres.
Nous descendons encore sur le chemin, en contrebas de s immeubles qui bordent la route bitumée, l’avenue de la Justice, c’est la campagne. C’est l’envers du décor. Charlotte me raconte qu’elle a quatre filles, mais elle s’occupe en plus de 4 garçons, les orphelins d’une de ses soeurs. Elle vit aussi avec sa mère. Celle-ci est vieille, très vieille, elle souffre de rhumatismes, elle a des oedèmes au niveau des articulations, elle ne se déplace presque pas. Finalement c’est pour entrer sur un sentier qui descend à pic que nous quittons le chemin. On s’accroche aux branches des arbres pour ne pas glisser. Les maisons en terre, pas toujours recouvertes de ciment, forment avec la pente du fossé dans lequel elles sont installées une petite cour où les enfants vont et viennent, restent groupés la plupart du temps. Les deux grandes filles sont parties prier, elles préparent leur communion. Les enfants ont vu Charlotte arriver en haut du chemin. Nadia, une de ses filles, crie du bas du fossé qu’elle a obtenu le meilleur classement à l’école. Charlotte la félicite et l’embrasse. J’embrasse aussi la gamine. En bas les enfants sont sales, pleins de poussière. Mais ils sont quand même mieux lotis que les enfants des rues qu’on a vus sur un tas d’ordures en haut du chemin.
Après m’avoir fait assoir dans la pièce sombre qui tient lieu à la fois de salon et de chambre pour Charlotte, on m’offre un Fanta. Les fauteuils, placés face à face dans la minuscule antre se touchent presque. L’unique et étroite fenêtre est obstruée par un tissu. Ce salon doit faire six mètres carrés. Il y a une autre pièce, apparemment à peine plus grande, c’est la chambre où dorment les enfants, partageant le même matelas. Aujourd hui le matelas est dehors, il sèche au soleil. La nuit dernière un des enfants a fait pipi au lit. Avant de rentrer le matelas on battra sa poussière.
Sur le chemin de sa maison j’avais demandé à Charlotte comment allaient les enfants : les grands vont à peu près bien. "Mais parfois les petits ne vont pas bien du tout quand ils pensent à leur mère morte. Un des petits a même vu sa mère morte". Parfois quand un des petits pense à sa mère il s’isole et pleure beaucoup. "A ces moments là on lui fait du thé et on fait tout pour lui trouver du sucre" commente Charlotte. Charlotte m’a expliqué que les enfants qu’elle a recueillis étaient d’une famille plutôt riche : ils avaient une maison avec l’électricité, l’eau, une voiture. Aujourd’hui ils doivent se contenter du peu que Charlotte peut leur offrir, en fait presque rien. Elle possède "une plus jolie maison" dans un autre quartier de Kigali, mais elle la loue pour avoir plus de liquidités. Elle préfère économiser pour les enfants.
Après la guerre elle avait entendu dire que les enfants de sa soeur étaient vivants. "Alors, avec un papier du Ministère, j’ai traversé la frontière et je suis allée les chercher au Zaïre". Elle est allée à Goma, elle a cherché dans tous les orphelinats, elle a même passé une journée entière en bateau sur le lac Kivu pour arriver à Bukavu. C’est comme ça qu elle les a trouvés et qu’elle les a ramenés au Rwanda.
Chez Charlotte les enfants manquent matériellement de tout, c’est évident. Avant la guerre ils allaient dans une école où ils apprenaient le français. Maintenant ils doivent se contenter des cours en Kinyarwanda. Mais Charlotte apprécie cette école car elle mélange les riches et les pauvres : tous sont acceptés mais rien ne les distingue, tous ont les cheveux courts et un uniforme bleu. Je demande à Charlotte à quoi s’occupent les enfants en dehors de l école : "ils vont à l’école le matin et l’après-midi. Après dans la cour de la maison il n’y a pas de jouets. Alors ils s’amusent avec ce qu’ils trouvent, ils fabriquent des ballons avec des sacs en plastique, des maisons avec des pierres et jouent avec des capsules ".
Charlotte n’a pas de photos des enfants. Je lui propose de lui faire des portraits des enfants pour qu’elle reconstitue son album. Elle est ravie et les enfants sont d’accord. Ils se regroupent dans la cour, devant le matelas bleu à petites fleurs jaunes. Ils doivent trouver ça plus joli que le mur terreux du fossé. Charlotte intervient dans le mouvement et les place par ordre de taille, comme les Dalton. Elle m’apprend comment dire "souriez!". Je crie : "Museke!" les enfants sont hilares. Ensuite on fait des portraits individuels des enfants, quelques poses avec la vieille maman, qui me demande de lui rapporter un chapelet de France parce qu’ici "ils ne sont pas solides". Puis Charlotte prend une photo de moi avec tous les enfants. Nous avons joué, et même chanté, les enfants m’ont appris quelques mots de Kinyarwanda contre quelques mots de français.
J’ai repris le chemin en sens inverse, jusqu’à la gare routière. Je suis montée dans un taxi-bus qui m’a déposée près de la maison de mes amis. Belle maison, beau jardin, belle terrasse, belle vue. Ca fait moins de douze heures que je suis au Rwanda. J’attends avec impatience les prochaines rencontres avec les femmes rwandaises.
mulher, mulher e violência
, Ruanda
Ce texte a été rédigé à partir des notes prises dans mon carnet de route le 8 juillet 1995.
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