Une enquête de M. Jitenev
02 / 1994
Ce livre a fait beaucoup de bruit à Ekaterinbourg depuis sa publication en juin 1993. Il est réalisé par une équipe de sociologues, coordonnés par Mr. Jitenev, directeur d’un Centre de Recherche Sociologique privé, dépendant de la société par actions "Nouvelle Guilde". Cette enquête présente un double intérêt. D’une part, elle est sérieusement menée auprès d’un échantillon représentatif de 1 063 personnes. Les informations sur la perception du phénomène criminel par la population d’une ville elle-même réputée pour sa forte criminalité organisée sont pertinentes et utiles. D’autre part, le terme mafia occupe une telle place dans les média et dans le discours des Russes en général qu’il est intéressant d’observer comment des chercheurs raisonnent autour de ce thème.
L’auteur n’élude pas la question cruciale de la définition du terme mafia en Russie, employé la plupart du temps à tort et à travers. Ce mot peut en effet désigner autant un voleur de sacs à main qu’un membre de gang criminel, un fonctionnaire corrompu, le conducteur d’un véhicule occidental prestigieux... Pour l’auteur, le terme mafia, choisi parce qu’il n’en existe pas d’équivalent dans la langue russe, définit une structure criminelle organisée complexe, comptant des centaines de membres et réunissant au moins trois "mondes" distincts. Il entend par là que la circulation et la vente de biens à forte valeur ajoutée (pierres précieuses, métaux rares...)entraînent la constitution d’un réseau structuré autour de trois figures complémentaires : le businessman spécialisé dans le trafic de ce type de produits, le fonctionnaire corrompu facilitant les démarches administratives et le criminel de droit commun protégeant les affaires en cours et les personnes concernées.
A ce réseau, doivent être ajoutés d’autres secteurs indispensables au fonctionnement d’activités criminelles. Ainsi, en dehors des sphères d’activités mafieuses traditionnelles (racket, jeux, prostitution, vente d’armes et de drogues), les milieux criminels russes sont solidement implantés dans le système bancaire national, ce qui leur donne des facilités en matière de blanchiment d’argent. Ils ont par ailleurs également leur clientèle. Les relations entre bandits et businessmen sous tutelle sont basées sur les affaires : une bande assure la protection d’un magasin ou d’une entreprise rentable contre d’autres criminels. Cette protection donne lieu à un contrat signé avec une compagnie d’assurance servant de façade légale à la structure mafieuse. Les pratiques criminelles ont désormais investi le monde des affaires russe et en sont devenues une manifestation quasi-ordinaire, tant il est devenu difficile pour un entrepreneur de gagner de l’argent en toute honnêteté.Pour créer sa propre affaire, et pour peu qu’elle permette d’espérer un profit conséquent, il faut verser au départ des pots-de-vin de plus en plus élevés pour échapper à une fiscalité excessive ou au racket.
D’après l’auteur, les mafia de ce type se consolident depuis le déclin de l’U.R.S.S.. Durant le premier semestre de 1992, le ministère de l’Intérieur de Russie a enregistré plus d’un million de crimes définis comme mafieux, ce qui correspond à une augmentation de 40% par rapport au premier semestrede 1991. D’après la milice, plus de quatre mille structures criminelles organisées existent aujourd’hui en Russie. Parmi elles, les simples bandes de racketteurs représentent l’écrasante majorité, mais au moins cent cinquante de ces groupes ont d’étroitsliens avec l’étranger et l’administration russe.
L’Oural et sa capitale occupent une place de choix dans l’édifiant palmares de la criminalité en Russie. Cette région est en effet particulièrement riche en ressources susceptibles d’attirer les devises étrangères : cuivre, émeraudes, or... La possession de ces richesses provoque une véritable guerre des gangs à Ekaterinbourg, d’ailleurs souvent appelée par la presse "Chicago-sur-Oural". Cette ville est le théâtre d’affrontements sanglants entre deux camps puissants. L’auteur dénombre une centaine de morts liés à cette guerre des gangs en 1993. Il est intéressant de constater que la plupart des victimes ont des emplois respectables : directeurs de compagnies d’assurance, de banques, entrepreneurs... Les réformes en Russie ont permis aux criminels d’acquérir une certaine respectabilité en occupant des postes leur permettant d’exercer leurs activités derrière une façade de légalité. Il est clair que ces incessants affrontements traumatisent la population citadine.
L’auteur montre bien combien le problème de la criminalité préoccupe les habitants d’Ekaterinbourg. 83% des personnes interrogées considèrent que l’augmentation de la criminalité constitue le plus angoissant des problèmes quotidiens. Ce chiffre surprend par son ampleur, mais l’auteur devrait rappeler que cette perception est sous-tendue par une forte médiatisation du phénomène au niveau local, contrastant avec le silence qui prévalait jusqu’en 1987 sur ce sujet. La criminalité occupe en effetla première page des quotidiens locaux et contribue à faire vendre la presse.
Mr. Jitenev interroge également les habitants d’Ekaterinbourg sur les relations entre mafia et pouvoir. 74% des personnes interrogées répondent que, dans leur ville, le pouvoirappartient à la mafia qui utilise un réseau de fonctionnaires corrompus. Ce qui est intéressant ici est la spontanéité et la légèreté avec lesquelles les individus utilisent le terme mafia. Il est à peu près certain que ce mot ne revêt pas le même sens pour tous et correspond à un contenu vague. Cela est confirmé par les réponses données à une autre question : pourquoi la milice ne parvient-elle pas à lutter contre la mafia? 56% des gens répondent que la milice est achetée par la mafia. Une autre réponse fréquemment fournie est que la milice a tout simplement peur de la mafia.
La mafia est donc perçue comme une nébuleuse regroupant ceux qui ont le pouvoir réel, au-dessus des institutions, dominant la société entière. La perception du phénomène a donc bien changé depuis l’époque soviétique décrite par A. Vaksberg où la mafia se confondait avec les institutions et avant tout le Parti Communiste au pouvoir.
deliquência, mafia, organização criminal
, Rússia
-aujourd’hui, la criminalité organisée est un phénomène essentiel, et pourtant rarement étudié, pour comprendre l’économie post-soviétique.
* attention à l’utilisation du mot mafia, souvent utilisé pour décrire des réalités fort différentes
* la mafia opère désormais en dehors des institutions même si elle conserve des liens étroits avec elles.
M.Jitenev est sociologue. Ses travaux sont financés par son éditeur.
Les titres des documents cités dans cette fiche ont été traduits du russe ou transcrits en caractères latins. Pour toute recherche, s’informer auprès de France-Oural.
Livro
DOMBROVSKAIA, Ioulia, FRANCE OURAL, NOVAIA GUILDIA, 1993/02/02 (RUSSIE)
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