Vie violente et liens sociaux d’urgence
12 / 1994
Ce travail sur la sociabilité des bandes et des gangs s’est fait à deux niveaux. En ce qui concerne l’étude des bandes des barrios de Caracas, il est le résultat d’une recherche de terrain de type ethnographique, menée sur une période de près de sept ans entre 1987 et 1994. En ce qui concerne les gangs américains, noirs et hispaniques, nous avons, malgré le séjour de Magaly Sánchez à Philadelphie, travaillé presque exclusivement à partir de documents, écrits ou filmés (travaux de chercheurs, de journalistes, films, textes rap, etc.). Ce décalage méthodologique limite les comparaisons possibles entre les réalités américaine et vénézuélienne, mais les métropoles du monde entier, aussi différentes soient-elles, posent ensemble une seule problématique, celle de l’avenir de l’homme urbain. Le propos n’était de toute façon pas une étude comparative des bandes nord et sud-américaines. En utilisant l’indicateur gangs/bandes, nous essayons ici d’évaluer l’épaisseur du lien social "commun". En effet, en étudiant ce qui se passe chez les membres considérés habituellement comme les plus déliés de la société, on arrive à comprendre ce qui, au contraire, les relie de la manière la plus fondamentale et anthropologique à "l’autre" (dans l’amitié ou dans la haine). On peut ainsi saisir l’essence même du social, qui, quelle que soit la manière dont on s’y prenne, est le fait de vivre avec l’autre, ici et maintenant. Les gangs, bandes d’adolescents des quartiers suburbains et des ghettos des métropoles américaines dont les caractéristiques ont été largement décrites par la presse et la télé, et les bandes des barrios dont on ne sait presque rien en Europe si ce n’est que de sanglants faits divers à Caracas, exercent une forte attraction sur les jeunes des classes défavorisées. Elles sont le paradigme selon lequel il faut analyser la déstructuration urbaine, la métropolisation, ainsi que l’émergence d’une culture d’urgence dans les quartiers populaires. Mais il faut se garder d’étudier les bandes à l’aide d’un manuel de sociologie ancien. Notre sociologie, face à ces questions qui sont nouvelles, doit être une sociologie qui innove, une sociologie de l’innovation, sans a priori idéologique et "s’intéresser aux espèces en voie d’apparition". Les bandes d’adolescents sont -pour le meilleur et pour le pire- de cette espèce. Elles sont actuellement au coeur du problème de la métropolisation du monde, mais n’en sont pas le coeur. Le coeur du problème, c’est la fragmentation des espaces et des sociétés de la modernité, affectation générale des agglomérations quelles qu’elles soient, mais dont les effets se font particulièrement et violemment sentir dans ce que l’on a pris l’habitude d’appeler "le Sud".
Pour travailler sur de telles problématiques, il s’agit d’effectuer un "saut théorique" afin de repenser notre rapport à l’espace et nos relations sociales, profondément inégalitaires. Le lien social communautaire, essentiel aux hommes des deux hémisphères, est près d’être perdu en Occident puisqu’on y a égaré cette certitude fondamentale (rappelée par Michel Serres): "c’est le refus de la hiérarchie qui nous distingue des animaux". Il est évidemment choquant de s’apercevoir qu’à Caracas ou à Detroit, ce lien a été en partie préservé, dans l’urgence et la vie violente, par certains de ceux que l’on dit antisociaux, les moins socialisés, les malandros, les membres des gangs, le peuple d’enfants et d’adultes de la rue. Parce que la surmodernité (Augé, 1992)transforme les habitants en nomades et les quartiers en non-lieux, le génie du lieu ne sera plus que celui des gangs s’ils survivent à leur propre violence. La métropole du XXème siècle sera gansta’ ou ne le sera pas. Ce ne sera pas forcément une vie de crime, plutôt une ruse permanente. La violence est tout simplement l’irréductible paradoxe de la vie mortelle. Mais les choses seront probablement pires à l’avenir et c’est peut-être ce que savent déjà les gangs aujourd’hui de la survie et de la solidarité qui sera de la première utilité demain, pour autant que l’on puisse préjuger de ce dont demain sera fait. Nous ne saurions être moins métropolitains, c’est-à-dire moins paradoxaux que les bandes, au moment de nous confronter à la sempiternelle question du "que faire" ? Il nous faut donc, nous aussi, faire et ne pas faire quelque chose pour les gangs, c’est-à-dire les aider à renforcer leurs liens d’urgence sans chercher à empêcher qu’ils les rompent, puisque l’on sait déjà que l’on n’empêche jamais que les choses sans importance, les choses graves trouvant toujours à se réaliser.
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, Venezuela, Estados Unidos da América, Caracas
Intervention au colloque "Transformations sociales : processus et acteurs", Perpignan, 1994, organisé par l’ARCI et l’Université de Perpignan.
Actas de colóquio, seminário, encontro,…
PEDRAZZINI,Yves
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