06 / 1994
"En 1970, je faisais partie du mouvement catholique de la Jeunesse Agricole Chrétienne (JAC)dans le diocèse de Kaolack. A chaque rencontre au niveau de la JAC, les pères européens nous orientaient vers la réflexion religieuse. En tant que laïcs, nous voulions aussi des activités de développement. Mais, à chaque fois, les discussions portaient uniquement sur la réflexion. Nous essayions de leur faire comprendre que lorsqu’on n’a rien à manger, il est impossible d’évangéliser, qu’il fallait commencer par l’embouche et le maraîchage. Dans la zone de Gossas, nous avons donc entrepris ces deux activités, en tant que jacistes. Mais, arrivés en 1979, nous avions 35 ans et c’était la limite d’âge pour être à la JAC. C’est alors qu’a eu lieu une campagne intitulée "Aller vers les autres". Nous avons dit que les autres ce sont les gens qui ne sont pas chrétiens. Car il y avait presque uniquement des chrétiens dans la JAC. Or, dans le milieu, il n’y a même pas 5% de chrétiens. Ceux qui sont autour de nous sont des musulmans. Ce sont aussi des groupements traditionnels ("demalle" en sérère ou "mbotaye" en wolof), c’est-à-dire des groupements de jeunes ou adultes, où l’on fait des cotisations, etc. On est parti voir ces gens-là. Ils nous ont dit : "Comment travailler avec vous ? Vous êtes des chrétiens et nous des musulmans. Vous voulez nous évangéliser ?" Nous avons dit que non, mais que nous allions créer quelque chose de parallèle à la JAC ; comme cela, nous pourrions rester jacistes et en même temps nous unir avec tous les autres. C’est ainsi qu’on a convoqué une réunion de tous ces gens-là, en dehors des locaux de la mission catholique. On a discuté. On a été tous d’accord de créer une association. Comment l’appeler ? On l’a appelé AJASS (Association des Jeunes Agriculteurs du Siné Saloum)parce qu’on voulait une ouverture pour permettre à d’autres jeunes que ceux du secteur de Gossas de s’associer.
En 1985, l’AJASS est devenue l’ARAF (Association Régionale des Agriculteurs de Fatick)dans laquelle beaucoup d’animateurs sont musulmans. Ses administrateurs sont tous issus de groupements qui les ont désignés, groupements qui font eux-même partie d’unions. A la base, les paysans sont le fondement même de l’ARAF. C’est une association laïque; il faut prendre tout le monde au même pied d’égalité si on veut vraiment se développer. Parce que si on se dit que nous, chrétiens, on peut développer le pays, on se trompe. Il faut tous les paysans, tous ensemble face au sous-développement du pays pour essayer de faire quelque chose. On a fait comme cela. Ensemble, avec les musulmans, on a animé des sessions. Ensemble, on a envoyé certains d’entre nous en formation soit à Thiès (FONGS), soit au CESAO (Burkina Faso). C’est ainsi que quelques nouveaux animateurs musulmans ont, aujourd’hui, la même volonté que nous d’animer leurs frères. On a su qu’il y a des mouvements qui existent : au Walo (ASESCAW), les Maisons Familiales. On est venu à un séminaire une fois à la Maison Familiale. Cela a fait une ouverture. On a fait un séminaire avec le CESAO ; cela a fait encore une autre ouverture. Mais c’était notre propre idée de faire l’AJASS.
Moi, j’avais déjà voyagé avec la JAC, à l’étranger. Mais il y avait toujours une "canalisation" du père aumônier. Par exemple, quand les laïcs sont partis, ils ont pu discuter entre eux de leurs problèmes. Mais quand tu as toujours un père pour dire : "Faites comme ça, faites comme ça", c’est trop encadré. On ne laissait pas vraiment les laïcs agir. L’aumonier diocésain m’appelait - au début de l’AJASS - "le voyageur". Parce que j’allais au Burkina ou en France. Mais cela était une méfiance et fait pour me déconsidérer. A chaque fois que je suis venu en France, il disait : "Il va rester là-bas". Mais cette méfiance-là m’a plutôt renforcé ! Il disait : "Il va voir la richesse là-bas, il ne va pas revenir !" Et même il a écrit au CRIAD, une organisation de paysans en Ardèche, pour dire à ceux qui me recevaient de se méfier ! Mais moi je ne voyageais pas (comme président de l’AJASS)avec son argent ! Qu’il me laisse la paix ! Je me rappelle toujours de cette histoire-là. Je me disais : "Le jour où j’aurai des problèmes, ce père dira : "Comme il a voulu partir tout seul, il a des problèmes". On dirait que je n’aime pas chez moi. On dirait que je suis attiré par l’argent. Cela m’a motivé pour tenir. Nous sommes d’abord membres d’un groupement avant d’être membres d’une union, avant d’être responsables de l’association. Nous sommes des paysans. D’ailleurs, pour être dans l’ARAF, il faut être paysan ; nous avons notre champ pour nous nourrir. Toutes les décisions partent de la base pour remonter vers le sommet. Ce ne sont pas les dirigeants qui s’occupent seuls de faire quoi que ce soit. Les groupements discutent et choisissent leurs priorités. Même chose au niveau des unions. Le tout remonte à l’association et on choisit. Tout cela vient toujours et encore de nous. De personne d’autre. C’est nous, c’est entre nous que tout se passe".
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, Senegal, Sine Saloum
Description concise de la façon utilisée par des paysans militants pour couper le cordon ombilical d’avec leur ONG et fonder leur propre organisation, malgré (et grâce à)la méfiance d’un tuteur.
Entretien effectué par LECOMTE, Bernard.
Joseph SENE est un paysan qui a fondé l’Association des Jeunes Agriculteurs du Sine-Saloum(AJASS), en 1978, association qui depuis s’appelle Association Régionale des Agriculteurs de Fatick (ARAF)
Entrevista
1993/07/30 (France)
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