Cercle de réflexion « Nedjma »
05 / 2012
Au moment où dans plusieurs pays voisins de larges parties de la population réclament des changements démocratiques, nombreux sont ceux qui se demandent si la Constitution algérienne et le système politique, dans lequel elle prend un sens, répondent à ces revendications populaires.
Cette question mérite d’être clarifiée pour permettre aux citoyens de s’engager dans le combat pour la démocratie en connaissance de cause. Elle le mérite d’autant plus qu’en Algérie, comme dans d’autres pays, les gouvernants définissent leur Constitution et leur système politique comme des institutions favorables à la protection des droits du citoyen et des intérêts du pays. Ainsi on peut observer que, dès les premiers jours des contestations populaires pour la démocratie en Tunisie puis en Égypte, plusieurs responsables politiques algériens ont considéré que la situation en Algérie était très différente de la situation tunisienne ou égyptienne au motif que ce qui se passe actuellement dans ces pays s’est déjà passé en Algérie en octobre 1988. D’après eux, les révoltes populaires de 1988 en Algérie ont abouti à la mise en place d’une transition démocratique articulée sur la Constitution de 1989, modifiée en 1996, qui ouvre la scène politique en autorisant le pluralisme. De nombreux partis politiques, des associations et des syndicats ont été créés. Les droits de l’Homme et les libertés individuelles et collectives sont garantis par la Constitution qui organise la séparation des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire. Les citoyens participent à la gestion des affaires publiques grâce à des élections périodiques libres et honnêtes. D’après le gouvernement, les Algériens ont compris que ces transformations démocratiques, que réclament les autres peuples, ont été déjà réalisées en Algérie. C’est pourquoi, d’après lui, le peuple algérien sera épargné par les troubles qui secouent plusieurs de ses voisins.
Pour vérifier la véracité de cette argumentation, il est nécessaire d’examiner ce qui s’est passé en octobre 1988 pour savoir s’il s’agit d’un mouvement identique ou comparable aux mouvements qui ont secoué la Tunisie et l’Égypte. Il faut ensuite se demander si les réponses apportées depuis 1988 aux problèmes politiques en Algérie vont dans le sens d’une transition démocratique ou si au contraire il s’agit de réponses qui visent à éviter la transition démocratique.
La transformation constitutionnelle de la scène politique algérienne après les explosions populaires d’octobre 1988
Les manifestations populaires d’octobre 1988 ont commencé à Alger et dans sa banlieue industrielle pour ensuite se propager dans de nombreuses villes du pays. Elles étaient le fait de jeunes, souvent chômeurs ou sans logement, sans qu’apparaisse un encadrement politique particulier. Partout, les manifestants s’en prennent violemment aux biens publics, ministères, Souk el fellah ou grandes surfaces de distribution commerciale contrôlées par l’État. Le Chef de l’État, Chadli Bendjedid est conspué. À Alger la manifestation populaire est violemment réprimée à balles réelles faisant près de 500 morts selon un bilan non officiel. Le gouvernement décide alors, par la voix du chef de l’État, d’opérer des changements politiques. Il envisage d’abord de transformer le Parti unique en Front unique incluant plusieurs tendances, puis quelques semaines après, décide d’autoriser le multipartisme sous l’appellation d’« associations politiques. » La Constitution de février 1989 est ensuite adoptée par référendum populaire. La succession de ces faits ne dit pas par elle-même qu’il s’agit d’un mouvement populaire réclamant un changement démocratique.
Plusieurs analyses ou points de vue ont été formulés sur les manifestations d’octobre 1988. Pour certains, les jeunes ont manifesté contre le système politique organisé autour du parti unique. Ils réclament la démocratie. Pour d’autres, il s’agit d’émeutes de la faim. Pour d’autres enfin, il s’agit à l’origine d’une manipulation née au sein du système politique lui-même par suite d’une de ses crises sur un fond de multiples mécontentements populaires auxquels les blocages du régime ne permettaient pas d’apporter des réponses appropriées. Mais le mécontentement populaire était tel que les services de sécurité ont été débordés et que les principaux responsables du régime se sont sentis menacés et ont recouru à l’armée qui a tiré à balles réelles sur les manifestants.
En fait, les circonstances dans lesquelles se sont déroulées les manifestations de 1988 permettent de constater qu’à aucun moment ni la démocratie, ni même la chute du système politique n’ont été réclamées. Aucune force d’opposition, telles que celles qui existaient à cette époque, n’avait participé, ni au début ni à la fin aux journées de manifestation. En Tunisie les manifestations ont été immédiatement appuyées et rejointes par le mouvement des droits de l’Homme, les partis d’opposition et surtout par l’Union générale des travailleurs tunisiens (UGTT). En Égypte, les partis politiques d’opposition et de larges forces sociales ont appuyé et parfois encadré et conseillé le mouvement initié par des associations de jeunes qui étaient déjà sur le terrain depuis plusieurs années. En Algérie, en octobre 1988, aucune coordination de jeunes manifestants n’est née sur le terrain comme en Tunisie ou en Égypte, en Libye ou ailleurs. Aucune force n’a d’ailleurs jamais revendiqué une quelconque participation. Les manifestations de 1988 ne peuvent donc pas, de ce point de vue, être assimilées aux mouvements tunisien, égyptien ou libyen.
Quelles que soient leurs insuffisances en matière notamment d’organisation et de programmation politique, les opposants tunisiens, égyptiens et libyens, se sont très vite organisés pour continuer leurs manifestations et les transformer en insurrection contre le pouvoir politique. Ils ont rapidement demandé la chute du chef de l’État et la fin du système politique. En Tunisie et en Égypte, les insurgés ont maintenu la pression et la maintiennent toujours sur les gouvernants pour obtenir les transformations pour lesquelles ils se sont mobilisés. Rien de tout cela, qui est pourtant essentiel, n’a caractérisé les manifestations algériennes de 1988.
Enfin, les décisions prises et les transformations effectuées dans le système politique algérien l’ont été à la seule initiative des responsables du système lui-même, sans aucune consultation politique ou débat public avec d’autres forces politiques pour fixer le contenu de ces réformes. Les débats qui ont été initiés par des médias contrôlés par l’État n’ont été organisés qu’une fois que les décisions et les textes ont été publiés par les « décideurs. » Tout s’est donc passé, en 1988 et par la suite, comme si tout se déroulait au sein même du système entre les groupes d’intérêts qui le composent. On ne peut donc pas comparer les événements d’octobre 1988 en Algérie à ce qui s’est passé très récemment en Tunisie, en Égypte, au Yémen et en Libye.
Il convient aussi de s’interroger sur le contenu des réformes adoptées en 1989 en Algérie par rapport à ce qui est en train de se passer en Tunisie et en Égypte. Les gouvernants algériens font valoir que les réformes revendiquées par les peuples tunisien et égyptien ont déjà été réalisées en Algérie à partir de la Constitution de février 1989 qui établit les principales règles et caractéristiques d’un système politique démocratique. La Constitution de 1989, modifiée en 1996, est évidemment insuffisante et perfectible sur de nombreux points pour assurer une transition démocratique. Mais la reconnaissance du pluralisme politique, associatif et syndical, la garantie des droits de l’Homme, la séparation des pouvoirs sont comme on l’a dit les bases indispensables à toute transition démocratique. C’est ce que réclament actuellement les peuples tout autour de la Méditerranée et c’est ce que reconnaît la Constitution algérienne. Les gouvernants algériens ont-ils dès lors raison de considérer que la « révolution » ou les transformations revendiquées ailleurs ont été déjà réalisées en Algérie.
Plusieurs éléments décisifs montrent que le système démocratique que décrivent les dispositions constitutionnelles et les discours gouvernementaux algériens n’existent pas dans la pratique et la scène politique algérienne.
La pratique politique algérienne depuis la réforme constitutionnelle
L’adoption d’une constitution et de textes juridiques constituent des points d’appui importants dans le processus de construction d’une transition démocratique parce que la forme juridique permet souvent de rendre opératoires les décisions prises par les gouvernants et d’avancer vers l’État de droit indispensable pour contrôler les détenteurs du pouvoir, pour rendre justice et pour éviter toutes sortes d’arbitraire. Mais encore faut-il que les réformes portées par la Constitution et par les lois soient appliquées effectivement et en cohérence avec tout se qui se passe sur les différentes scènes politiques, économiques et sociales. Or l’existence d’une constitution qui énonce les principales caractéristiques d’un régime démocratique ne suffit pas à définir une transition démocratique. D’autres conditions doivent absolument être remplies pour parler sérieusement de transition démocratique. Sont-elles, elles, remplies en Algérie pour que les dirigeants de ce pays puissent considérer que la situation est différente par rapport aux autres pays ?
La première condition consiste évidemment à prendre les mesures nécessaires à la mise en Ĺ“uvre des dispositions constitutionnelles démocratiques conformément à l’esprit et à la lettre de la Constitution. On se contentera ici des points les plus essentiels :
A/ En Algérie, aucune mesure n’a jamais été prise pour rendre effective la séparation des pouvoirs. Les pouvoirs exécutif, législatif et judiciaire sont restés dominés par les mêmes forces politiques sous l’emprise du Commandement militaire, animées par la direction de la sécurité militaire ou DRS. Ce pouvoir politique a veillé à garder la justice sous son contrôle strict. Les réformes du Conseil supérieur de la Magistrature (CSM) de 1990 qui auraient pu constituer quelque progrès ont été rapidement modifiées pour soumettre au pouvoir politique les juges durant la période de la guerre civile et après cette période. Le Parlement n’a jamais tenté de remettre en cause les politiques gouvernementales et encore moins de procéder à des enquêtes crédibles sur la liberté de vote et sur l’honnêteté des consultations électorales, sur l’arbitraire ou sur la corruption dans les cercles dirigeants civils et militaires. La non représentativité du Parlement par suite d’élections manipulées et d’une très forte abstention fausse la vie politique et décrédibilise la scène politique. La représentation syndicale est monopolisée par l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), transformée en « syndicat maison » et en relais des politiques gouvernementales. Les Syndicats autonomes ne sont pas reconnus comme interlocuteurs. Les agréments nécessaires aux partis, aux syndicats et aux associations sont refusés lorsqu’il s’agit d’organisations autonomes. Des partis, des associations et des syndicats, reliés à différents centres du pouvoir sont créés pour relayer les politiques des gouvernants, ce qui pervertit gravement tout processus démocratique.
B/ Les droits et libertés reconnus par la Constitution sont systématiquement violés, non seulement au cours la guerre civile, mais aujourd’hui encore. Les arrestations arbitraires, les procès inéquitables, l’impunité des grands dirigeants politiques et militaires, le contrôle des médias, notamment les radios et télévisions, et le harcèlement d’associations de familles de disparus ou de victimes du terrorisme illustrent une pratique politique qui assigne à la Constitution une fonction décorative et fait du système politique une démocratie de façade.
C/ Cette démocratie de façade peut, dans certains cas, faire illusion en permettant à des partis politiques, des syndicats et des associations autonomes quelques activités qui font croire à l’existence d’une ouverture du système politique. Cette façade démocratique contrôlée, destinée à couvrir l’absence d’alternance au pouvoir, permet d’éviter la remise en cause du système autoritaire et du monopole du pouvoir.
L’analyse précise et circonstanciée des manifestations d’Octobre 1988 et des réformes politiques intervenues à cette occasion ne permettent donc ni de comparer ce qui s’est passé en Algérie avec les mouvements tunisien, égyptien et autres actuellement en cours, ni encore moins de considérer, comme le fait le gouvernement algérien, que l’Algérie a entamé ou réalisé une transition démocratique après octobre 1988. Les réformes algériennes, sans toucher au contrôle de la société et à sa clientélisation, ont par contre permis de mettre en place une décompression autoritaire qui autorise des espaces de liberté surveillée, comme autant de soupapes de sécurité destinées finalement à éviter l’alternance et la mise en route d’un processus authentique de changement démocratique du système politique.
En Algérie, il reste donc à envisager sérieusement les étapes, les priorités et les efforts qui doivent être accomplis pour engager une transition démocratique. L’un des arguments d’un processus de démocratisation est qu’il convient d’élire une Assemblée constituante qui aurait la représentativité et la légitimité nécessaires à l’élaboration d’une Constitution, loi fondamentale qui déterminera la nature du système politique, les règles qui régiront la vie politique, notamment les pouvoirs des principales institutions et les droits des citoyens.
Mais d’autres courants politiques opposés au pouvoir actuel ou favorables à son maintien soulignent au contraire le danger que peut représenter l’élection d’une Assemblée constituante si la majorité de l’Assemblée constituante décide d’élaborer une Constitution qui écarte ou réduit les libertés démocratiques, la séparation des pouvoirs et les principes universels des droits humains. Cet argument vise principalement l’éventualité d’une victoire islamiste à l’Assemblée constituante dont on craint qu’elle n’ouvre la voie au remplacement du système autoritaire actuel par un système autoritaire islamiste. Au delà des appréciations que l’on peut avoir sur les positions en présence, le problème est que l’on aboutit ainsi à un blocage qui risque d’empêcher toute recherche d’un compromis entre les forces politiques et sociales pour trouver des issues à la crise politique en engageant une transition démocratique.
L’une des voies pour dépasser les peurs, les méfiances et les blocages serait que les forces politiques et sociales s’engagent d’abord dans la voie du dialogue et de la négociation pour définir les termes d’un pacte par lequel chacune des parties s’engage, envers les autres et devant le peuple, à respecter au cours de la vie politique, des campagnes électorales et lors des délibérations de l’Assemblée constituante, toutes les libertés démocratiques, la séparation effective des pouvoirs, l’indépendance de la justice, les droits humains inscrits dans la Déclaration universelle des droits de l’Homme et développés dans les Conventions internationales et notamment ceux des minorités politiques, sociales et culturelles.
Cette préparation de la transition démocratique par des négociations, menées de bonne foi et dans la transparence, dont les résultats seraient transcrits dans un pacte entre les différents acteurs politiques et sociaux, n’est pas destinée à brider le suffrage universel mais doit servir à en assurer une expression durable, la plus à même de garantir un avenir à la consolidation d’une transition démocratique.
transição política, movimento social, controle do estado
, Argélia
Ce texte a été publié par le quotidien algérien El Watan, le 26 février 2011.
Il fait partie du numéro 156 de la Revue Informations et Commentaires intitulé « A propos du Printemps arabe »- juillet/septembre 2011.
Le cercle « Nedjma » a été créé le 9 février 2011 par Ahmed Dahmani (économiste), Madjdid Benchikh (juriste), Mohammed Harbi (historien), Aïssa Kadri (sociologue).
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