08 / 2011
À l’ère du changement climatique, le développement « propre » est devenu une urgence immédiate. Soutenir la croissance économique tout en réduisant l’empreinte carbone est désormais une stratégie essentielle pour aborder les questions de pauvreté ou pour assurer l’amélioration de la qualité de vie. C’est dans ce contexte que l’énergie hydraulique en Inde a refait surface comme une solution énergétique potentielle, dans une logique « gagnant-gagnant » : d’une part, cette énergie émet relativement peu de gaz à effet de serre ; d’autre part, elle apparaît comme une ressource renouvelable susceptible de contribuer de manière positive au développement.
Certes, le gouvernement indien s’est engagé avec enthousiasme dans la piste de l’énergie hydraulique, mais cela ne s’est pas fait sans une réorientation géographique spectaculaire. De plus en plus, l’attention des experts en stratégies énergétiques s’est portée vers la chaîne himalayenne, qui, potentiellement, possède quelques-uns des meilleurs sites d’exploitation de l’énergie hydraulique. Ces hautes montagnes abruptes sont sillonnées d’innombrables torrents et rivières en cascades qui, selon les experts, offrent des opportunités quasi illimitées de transformer de volumineux mètres cubes en kilowatts. En fait, dans l’hydraulique le gouvernement indien a pu percevoir l’énergie électrique non seulement comme une ressource nationale bon marché et abondante, mais aussi, de façon significative, comme un moyen de rendre l’économie nationale plus « verte », grâce à l’énergie propre.
Il n’y a rien d’étonnant à ce que, dans la recherche d’énergies non fossiles, le Nord-Est de l’Inde – dont la plus grande partie se trouve à l’abri de l’Himalaya oriental – apparaisse comme une réserve naturelle « durable » dont on peut exploiter l’énergie hydraulique. Cette région est exceptionnellement riche de fleuves puissants et tumultueux, de rivières descendant en cascades depuis les escarpements. Ces courants parcourent et relient une chaîne de montagnes plissées, des collines en contrebas et des vallées étroites, avant de se dérouler avec langueur dans les basses terres et de combler les ravines pour former des étangs appelés « bheels ». Plus d’un ingénieur en génie civil verrait bien dans le Nord-Est une série de vannes ; les sites naturels et les vallées profondes sont légion, qui semblent « faits exprès » pour des projets d’exploitation de l’énergie hydraulique.
Au cours des dernières années, plus de 168 grands barrages ont été envisagés dans cette région, leur construction ayant été qualifiée officiellement de « vitale » pour concilier les impératifs de croissance avec les agendas prévus pour le développement et la préservation de l’environnement. Pour comprendre pourquoi l’idée de développement régional est si importante dans le discours sur la construction de barrages dans le Nord-Est, il importe d’avoir une vision historique de la façon dont la région est devenue une zone de l’Union indienne, après avoir été à l’intersection de l’Asie du Sud, du Sud-Est et de l’Est. Le partage de la Birmanie britannique et de l’Inde britannique en 1937, puis le partage de 1947, qui a créé l’Inde et le Pakistan, a fait que le Nord-Est est devenu une région frontalière coincée entre la Chine, le Myanmar, le Bangladesh et le Bhoutan, avec lesquels elle partage ses frontières. Cette région, notamment l’actuel Arunachal Pradesh, était considérée comme la partie vulnérable du pays après la guerre de 1962, lorsque les troupes chinoises ont fait incursion.
Avant de devenir les Sept Sœurs – surnom qui leur a été donné ‑ les États du Nord-Est faisaient tous partie de l’Assam, sans distinction aucune. À l’exception du Manipur et du Tripura, ils se sont formés en États par étapes, en passant d’abord par le statut de District autonome, puis par celui de Territoire de l’Union. En outre, le processus ne s’est pas déroulé paisiblement pour tous et l’histoire officielle de la plupart de ces régions est faite d’insurrections et de contre-insurrections. Il semble que le statut d’État ait été obtenu en contrepartie de l’acceptation de s’intégrer à la nation indienne et de faire allégeance à New Delhi, de façon que le territoire soit protégé comme une partie intégrante du pays, même s’il existait peu de points communs culturels ou politiques. En aucune façon cela ne leur a permis de fonctionner comme des entités fédérales. Parce que ces régions frontalières nécessitaient une surveillance, les transports, les télécommunications et tous les autres projets de développement ont été réalisés de manière à renforcer la mainmise de New Delhi. Le réseau routier est de meilleure qualité dans les zones où les Chinois ont pénétré, et pas nécessairement là où il serait judicieux pour les communautés locales. Dans des États comme le Mizoram, les espaces de vie ont été réorganisés dans le cadre des opérations de contre-insurrection.
L’activité économique était principalement axée sur une exploitation assez basique des ressources, qui se résumait à la coupe de bois brut, à l’extraction de charbon et à la récolte de thé, puis au transport de ces denrées hors de la région. Dans le cas du bois, la coupe a été stoppée net sur ordre de la Cour suprême en 1996. Les revenus tirés du thé sont strictement soumis aux fluctuations du marché et aux conditions écologiques. L’extraction du charbon, manuelle, a rencontré beaucoup d’opposition tant en raison d’atteintes aux droits de l’Homme que pour des motifs écologiques. N’ayant que peu de sources de revenus, ces jeunes États étaient dépendants de New Delhi pour trouver des fonds de développement. Cette relation avec New Delhi, devenu pourvoyeur, a fait naître un sentiment profond de frustration chez les nouveaux citoyens de ces États. Afin de développer et aussi de contrôler ces États du Nord-Est, des organismes ont été créés comme le Conseil du Nord-Est et, plus tard, le Département du Développement du Nord-Est. La plupart des programmes conçus par ces organismes ont un double objectif : contenir activement les actions des groupes armés et réduire la pauvreté. Dans ces plans, il est difficile de faire la distinction entre développement et contre-insurrection.
C’est à la lumière de ce qui vient d’être expliqué que l’on peut analyser l’étude que la Commission centrale de l’eau a menée en 2011 sur le potentiel hydraulique du bassin du Brahmapoutre, ainsi que la promptitude avec laquelle la National Hydro-electric Power Corporation (NHPC) et NEEPCO ont ensuite conduit des recherches techniques dans plus d’une douzaine de sites de l’Arunachal Pradesh et du Sikkim. En tant qu’entreprises du secteur publique, fortes d’un monopole sur la production d’énergie, ces sociétés expérimentées dans la construction de barrages ont réuni toutes les compétences, les contacts et les stratégies nécessaires pour que leur projet soit approuvé et mis en œuvre. NHPC avait alors déjà travaillé sur des sites à Rangit et Teesta V, au Sikkim, et à Loktak, au Manipur ; son P.-D.G., Yogendra Prasad, était confiant sur l’aboutissement de son projet. Ces entreprises semblaient être mieux placées que les gouvernements fédéraux s’agissant de négociations sur l’emplacement du projet, de compensation des terres, d’échelle et de délais de retours sur investissements que les gouvernements fédéraux pourraient tirés.
Et le premier secrétaire de l’Arunachal Pradesh, Shri Ashok Kumar, plus haut représentant de l’État fédéral, de déclarer que, malgré le système de l’Inner Line Permit, selon lequel toute personne non résidente de cet État doit obtenir une autorisation d’entrée, il n’a jamais eu connaissance des mouvements des officiels de la NHPC sur le site du projet Lower Subansiri. Il semblait indiquer que les hommes politiques de New Delhi avaient assez d’influence sur leurs collègues de l’État fédéral pour permettre de tels contournements de la bureaucratie fédérale.
Que ce soient les partisans du développement par la construction de barrages ou les opposants, tous ont vu dans ces événements l’exercice du pouvoir de New Delhi sur le gouvernement fédéral, gouvernement malléable et dépendant.
Au cours de l’année 2002, la loi sur l’électricité (Electricity Act) a été amendée de façon radicale, de sorte que les acteurs privés ont été autorisés à entrer sur les marchés de la production et de la distribution d’énergie. Des États comme l’Arunachal Pradesh et le Sikkim ont soudain fait l’objet d’un fol intérêt de la part d’entreprises privées, dont nombre d’entre elles étaient de toutes jeunes sociétés de construction de barrages, désireuses d’investir dans l’énergie hydraulique. Bénéficiant d’un capital beaucoup plus important et moins regardants sur les marges de profit, ces entreprises ont montré une flexibilité bien plus grande dans leurs conditions de négociation avec les gouvernements fédéraux. Elles acceptaient de payer plus et plus vite. Les nouveaux États émergents de l’énergie hydraulique y ont vu une manière de se soustraire à l’endettement avec New Delhi, une opportunité de développement selon leurs propres conditions et un équilibre du pouvoir politique dans leurs relations avec New Delhi. Grâce à l’énergie verte privée extraite du Nord-Est et transportée vers le réseau de New Delhi, le Nord-Est devait devenir une unité régionale productive et génératrice de revenus. Dans une interview au magazine Frontline, Dorjee Khandu, Premier ministre de l’Arunachal, a déclaré qu’en septembre 2010 l’État avait déjà engrangé 1 320 crores de roupies, grâce aux paiements anticipés et aux droits d’exploitation. Il ne semblait pas nécessaire d’attendre que les projets soient terminés pour encaisser l’argent dont on avait tant besoin.
Dans ce contexte, les opposants aux barrages ont beaucoup plus ciblé leurs critiques tout en restant offensifs. À présent, le problème n’est pas l’influence prépondérante qu’exercent New Delhi et les entreprises du secteur publique – bureaucratie nationale organisée pour la gestion de l’eau ‑ sur la façon dont les gouvernements fédéraux envisagent l’usage du potentiel hydraulique des fleuves. La poche de résistance se trouve clairement au sein de l’État fédéral, ce qui oblige ceux qui sont impliqués à se confronter aux différentes strates de pouvoir qui se sont accumulées pendant et après la naissance de l’État. En bien des façons, ces nouveaux événements attirent l’attention des experts et des activistes sur la question des relations intracommunautaires et sur la politique de négociation qui l’anime. Plutôt que de considérer la région du Nord-Est comme un bloc, chaque État comme une unité cohérente et chaque groupe d’individus comme la « communauté locale » dotée de certaines caractéristiques types, telles que l’amour de la nature, c’est la realpolitik qui mérite attention, celle qui incite les individus à former des alliances ou à s’opposer. Bien sûr, pour comprendre les débats sur l’énergie hydraulique dans les États fédéraux du Nord-Est, il est essentiel de connaître les sujets liés aux technologies, au développement et à la préservation de l’environnement, mais il faudrait aussi aborder la façon dont les États se sont formés, dont les classes se sont créées et la question de la dynamique intra-communautaire propre à chaque contexte. Afin d’envisager sérieusement la question du développement dans ces États, tous ceux qui s’y intéressent devront prendre en compte les aspirations que le peuple a aujourd’hui, plutôt que de parler du passé ou de former des conjectures.
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, Índia
Mouvements sociaux et environnementaux en Inde et en Colombie
Lire l’article original en anglais : Up for grabs: new sites for private hydropower production in Northeast India
Traduction : Anne Le Meur
La chercheuse Manju Menon travaille sur les conflits entre environnement et développement en Inde. Elle est actuellement doctorante au Centre for Studies in Science Policy, JNU, New Delhi. Contact : manjumenon1975(@)gmail.com
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