07 / 2011
L’insurrection paysanne de 1946-1951 dans la région du Telangana, appartenant autrefois à l’État d’Hyderabad, représente une étape cruciale dans l’histoire de l’Inde en raison de son impact sur le futur du mouvement communiste en Inde et de sa mise en lumière des conditions de vie de la paysannerie indienne. Elle a permis aux revendications paysannes de passer au premier plan et sert de rappel quant aux sacrifices des habitants de cette région dans leur lutte contre la monarchie du Nizam d’Hyderabad et le régime féodal qui concentrait tous les pouvoirs dans les mains de quelques-uns.
Le contexte social
Avant l’indépendance de l’Inde, Hyderabad était une principauté appartenant au territoire de l’Inde britannique et qui comptait pas moins de trois régions avec chacune son propre dialecte : la région du Telangana (incluant la capitale Hyderabad) qui parlait le télougou, la région de Marathwada qui parlait le marathi et enfin, une petite région qui parlait le kannada. La région du Telangana occupait 50% de la surface de cette principauté. Les élites dirigeantes, y compris le Nizam, étaient musulmanes alors que la majorité de la population était hindoue.
Le sytème de gestion de la propriété des terres était extrêmement abusif. Quarante pour cent des terres étaient soit détenues directement par le Nizam, soit offertes par lui aux élites sous la forme de baux spéciaux appelés jagirs. Les 60% restant étaient placés sous le système de taxe foncière du gouvernement qui reposait sur de puissants propriétaires fonciers et n’offrait à ceux qui cultivaient réellement la terre aucun statut légal ni sécurité contre les expulsions. D’autres types d’exploitations étaient très répandues. Le système du vetti (travail forcé) consistait en travaux accomplis par les castes les plus basses au bon vouloir du propriétaire. On exigeait par exemple de chacune des familles appartenant à la caste des prétendus « intouchables » qu’elle envoie tous les jours au propriétaire terrien un homme pour s’occuper des tâches ménagères et d’autres travaux. Une autre pratique généralisée consistait à « garder fréquemment des filles comme ‘esclaves’ au sein des maisons des propriétaires […] en guise de concubines » [Sundarayya 1972:14].
Les grands propriétaires avaient accaparé de considérables étendues du territoire, soit par une occupation forcée soit par des ventes suites à un endettement. Un petit nombre d’éminents propriétaires possédaient entre 12.000 et 41.000 hectares de terre et 550 propriétaires possédaient jusqu’à 202 hectares représentant ainsi 60 à 70% des terres cultivables. L’extorsion des paysans était incommensurable puisque « 110 d’entre eux [les propriétaires] gagnaient 100 millions de roupies chaque année » alors que le revenu moyen de l’État d’Hyderabad ne dépassait pas les 80 millions de roupies [Sundarayya 1972:15-16].
Le contexte politique
Dans les années 20, la suppression des langues et des cultures souleva une résistance qui mena finalement à une agitation de plus grande ampleur. Lors d’une conférence sur la réforme sociale hindoue qui eut lieu en 1922, l’un des intervenants qui tentait de s’adresser à l’audience en télougou fut hué, ce qui conduisit plusieurs anciens à former l’Andhra Jan Sangham (Association pour le peuple andhra) « avec pour objectif de garantir un espace pour la langue et la culture télougous dans la ville d’Hyderabad » [Pavier 1981:66]. Le groupe commença à s’intéresser aux problèmes des langues et, en 1928, l’Andhra Mahasabha (AMS) fut organisée [Sundarayya 1972:19]. L’AMS, dont les membres se limitaient à l’élite éduquée des villes, largement préoccupée par les réformes de l’administration, plaida pour plus d’écoles, des concessions pour les résidents et des libertés civiles.
Rapidement, un groupe de la nouvelle jeunesse radicale, à laquelle appartenait Ravi Narayan Reddy, rejoint l’AMS. Leur arrivée entraîna un changement évident qui eut des répercussions sur les demandes du groupe lors de la conférence de 1934 : réduction des taux des revenus fonciers du pays, abolition du vetti et introdution du télougou dans les tribunaux locaux (Pavier 1981:68). L’avènement de la Seconde Guerre Mondiale fut marquée par l’influence communiste sur l’AMS et, en 1942, après la fin de l’interdiction du Parti Communiste Indien (Communist Party of India, CPI), les communistes commencèrent à se développer à Hyderabad. En 1943, le CPI avait mis en place une organisation puissante au Telangana (Pavier: 1981:85). L’AMS évolua en une organisation nationaliste radicale, collaborant avec les communistes pour organiser la paysannerie. Lors de la 11ème session de l’AMS en 1944, sous la présidence de Navi Narayan Reddy, le groupe se divisa et l’aile droite de l’organisation fut évincée [Sundarayya 1972:41].
A la suite de cette scission, l’AMS conduisit plusieurs luttes contre les propriétaires puissants, s’opposa au vetti, aux extorsions illégales et aux expulsions forcées. Les communistes, ainsi que l’AMS, commencèrent à gagner du terrain dans plusieurs régions, plus particulièrement chez les ouvriers agricoles, les métayers pauvres et les petits propriétaires. Ils se mirent ainsi à former des sanghams (comités villageois).
L’étincelle
Les tensions montèrent d’un cran lorsque Visnur Ramachandra Reddy, un percepteur au titre héréditaire, tenta d’obtenir par la force un terrain appartenant à un membre d’un sangham. Il envoya un groupe de 100 hommes de main et de 100 domestiques afin de forcer les paysans à récolter la moisson. Ils rencontrèrent la résistance des dirigeants du sangham du village et de volontaires. Le lendemain, six chefs du sangham furent arrêtés à la demande du propriétaire des terres. Le 4 juillet 1946, un défilé fut organisé par les villageois en signe de protestation contre la violence et le terrorisme des hommes à la solde du propriétaire des terres. Alors qu’ils approchaient de la maison du propriétaire, certains hommes de main ouvrirent le feu sur le cortège, tuant Doddi Komarayya, le chef du sangham. La nouvelle se propagea aux villages voisins. Les habitants vinrent avec du foin et de l’essence pour incendier la maison du propriétaire. Son fils arriva alors avec 200 hommes de main puis 60 policiers arrivèrent qui devaient s’assurer que les mesures les plus strictes seraient prises contre ces hommes de main. La foule se dispersa mais, malgré les garanties de la police, les hommes de main furent libérés et des plaintes déposées contre les dirigeants du sangham. [Sundarayya 1972: 35-37].
La mort de Komarayya fit monter la colère au sein de la population, entraînant une révolte massive parmi les paysans du Telangana, à laquelle les habitants des villages voisins se joignirent, tenant des réunions devant les maisons des propriétaires et déclarant: « Un sangham est organisé ici. A bas le vetti, à bas les extorsions illégales, à bas les expulsions » [Sundarayya 1972:38]. A la fin du mois de juillet, le mouvement s’était étendu à environ 300 ou 400 villages dans trois districts. Plusieurs propriétaires et fonctionnaires quittèrent précipitamment les villages. Des groupes de volontaires s’organisèrent afin de défendre les paysans face aux agressions ; ils n’étaient armés que de bâtons et de pierres.
En réponse, la police mena, avec l’aide des propriétaires, une série d’opérations de recherches, conduisant les paysans à s’armer à leur tour. En octobre 1946, le gouvernement du Nizam interdit l’AMS et une série d’arrestations et d’attaques militaires eurent lieu. Après que la loi martiale eut été instaurée, certains propriétaires commencèrent à revenir. Un jour, la foule agitée roua de coups un propriétaire qui avait insulté l’une des femmes du sangham. Cette nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Les villageois usèrent également de tracts qui menaçaient de prendre des mesures sévères contre les policiers qui se laisseraient tenter par des actions violentes.
Au cours de la première phase du mouvement, la population put, dans certaines régions, « mettre fin au vetti, aux extorsions illégales, aux prélèvements obligatoires de céréales, et […] réoccuper les terres saisies auparavant par les propriétaires » ; dans le même temps, elle devait aussi « résister aux hommes de main des propriétaires terriens » et faire face « à la police armée et aux forces militaires du Nizam » [Sundarayya 1972:54-55].
La terreur Razakar
Au mois d’août 1947, quand l’Inde obtint son indépendance, l’État d’Hyderabad choisit de rester une région autonome. L’ensemble de la majorité au pouvoir, y compris le Nizam, la noblesse et le Majlis-I-Ittehad (MII), une organisation musulmane fondamentaliste d’Hyderabad, s’unirent en faveur d’un Azad (« libre ») Hyderabad. Cependant, la majorité de la population préférait rejoindre l’Union indienne. Ainsi, les communistes et l’AMS s’alignèrent sur le Congrès (1) dans une large alliance pour l’Union et contre le Nizam. Plusieurs conflits idéologiques séparaient cependant le Congrès et les communistes et, en janvier 1948, l’alliance cessa de fonctionner.
Le MII devint à ce moment là de plus en plus militant. Ses forces paramilitaires, les razakars, furent envoyées en troupes afin d’étouffer l’insurrection paysanne. Ils « attaquèrent et pillèrent les villages insurgés, arrêtèrent et tuèrent des agitateurs suspectés, terrorisèrent des innocents et enlevèrent même des femmes lors de leurs campagnes de mesures punitives contre les villages agités dans toute la région d’Hyderabad, mais particulièrement au Telangana » [Dhanagare 1983:197]. Les communistes constituèrent des « républiques villageoises (gram rajyams) qui fonctionnaient comme des gouvernements parallèles dans les régions sous leur contrôle. Des groupes de bénévoles, appelés dalams, se mirent en place afin d’assurer la défense lors des raids des razakars et/ou de la police. […] En avril 1948, les communistes étaient à la tête de six ‘brigades de région’ (comptant chacune 20 combattants) et environ cinquante ‘brigades de village’ » [Dhanagare 1983:197]. Cette organisation permit le développement du mouvement avec une administration parallèle établie dans presque 4.000 villages.
En février 1948, le CPI présenta une nouvelle politique dont le but était d’encourager les offensives de guérilla, largement influencée par le succès de l’insurrection du Telengana. Les républiques de village commencèrent à redistribuer les terres aux ouvriers agricoles sans terre et aux métayers expulsés, accentuant ainsi la popularité du mouvement. A la fin du mois d’août 1948, presque 10.000 paysans, étudiants et membres du parti prirent une part active dans les brigades de village et quelque 2.000 d’entre eux mirent sur pied des brigades de guérilla mobiles.
Action policière de l’armée indienne
Le 13 septembre 1948, au cours d’une ʺaction policièreʺ visant à enrayer la violence à Hyderabad, l’armée indienne défila à travers l’État. En l’espace d’une semaine, le Nizam, les brigades razakar et la police capitulèrent. Après l’emprisonnement des razakars, un gouvernement militaire fut mis en place sous la direction du Général J.N. Chaudhuri et une offensive militaire fut lancée contre les paysans rebelles dans la région du Telangana. Au cours des trois années qui suivirent, « dans plus de 2.000 villages […] 300.000 personnes furent torturées, environ 50.000 arrêtées et emprisonnées dans des camps (de détention) pour des durées allant de quelques jours à quelques mois. Plus de 5.000 furent emprisonnées pendant plusieurs années » [Dhanagare 1983:200].
La présence de l’armée indienne transforma le combat : il ne s’agissait plus d’une lutte de libération contre le Nizam mais contre l’armée du tout nouveau gouvernement de l’Inde. Dans un effort pour obtenir l’adhésion des paysans, le gouvernement militaire publia la loi d’abolition Jagir (août 1949) et mit en place un comité d’enquête agraire censé donner ses recommandations pour une législation globale relative à la réforme agraire. Le parti pris de l’État ne faisait cependant aucun doute. En deux semaines, les propriétaires commencèrent à revenir et à récupérer leurs terres perdues. Le Général J.N. Chaudhuri, gouverneur militaire, fit une déclaration à Hyberabad, appelant « tous les communistes à se rendre d’ici une semaine, faute de quoi ils seraient exterminés » [Sundarayya 1972:195-96].
Il s’ensuivit un débat au sein du CPI. Certains éléments pensaient qu’il était essentiel de déposer les armes. D’autres restaient sceptiques, craignant que déposer les armes pourrait entraîner une perte des acquis et serait perçu comme une trahison vis-à-vis du peuple. La direction étant elle-même divisée, certains groupes abandonnèrent les armes tandis que d’autres les conservèrent.
Dans la région de la forêt Godavari, il n’y eut pas d’appel au désarmement et la répression fut très dure. Entre juin et décembre 1949, plusieurs grèves d’ouvriers agricoles eurent lieu dans cette région. Les dalams armés se cachaient à présent dans les bois et de grandes opérations de ratissage furent organisées afin de les débusquer. La population indigène des forêts protégeait les dalams. Dans un cas, l’armée força les habitants locaux à évacuer et à rejoindre la lisière de la forêt, elle incendia leurs hameaux et perpétra un crime de masse.
A la fin de l’année 1950, seuls quelques groupes de guérilla isolés subsistaient ; les républiques de village manquaient de coordination et l’intense répression de l’armée avait fait des ravages sur la population, occasionnant de grandes pertes humaines; le mouvement s’affaiblit donc. Au début de l’année 1951, le gouvernement du Congrès fit quelques gestes de conciliation envers le CPI et le 21 octobre 1951, après plusieurs réunions de négociations, le CPI annonça officiellement la fin de la lutte.
Conclusion
Le mouvement du Telangana incarne l’aboutissement des efforts des partis communiste et socialiste dans les toutes premières décennies du mouvement communiste. Les efforts inlassables d’organisation et de mobilisation des paysans contre de graves injustices ont marqué une véritable scission d’avec les mouvements réformistes traditionnels plus modérés au sein de la paysannerie. Même si l’importance et la valeur du mouvement du Telangana sont toujours ardemment débattues, nul doute qu’il a joué un rôle en mettant la question de la paysannerie au premier plan du mouvement communiste, en organisant la population contre les injustices du système des castes et en redéfinissant de manière radicale l’importance d’une structure forte et organisée, facteur clé du développement du mouvement.
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, Índia
Lire l’article original en anglais : The Telengana Movement: Peasant Protests in India, 1946-51
Traduction : Laurence BESSELIEVRE et Alexandra VICENTE
Sources:
Dhanagare, D.N., Peasant Movement in India: 1920-1950, New Delhi: Oxford University Press, 1983.
Pavier, B., The Telengana Movement: 1944-51, New Delhi: Vikas Publishing House, 1981.
Sundarayya, P., Telengana People’s Struggle and its Lessons, Calcutta: Communist Party of India (Marxist), 1972.
Texto original
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