04 / 2010
De manière soudaine, des mouvements populaires de contestation ont traversé et traversent les pays du Maghreb et du Machrek. Le refus de la misère et de la dictature anime ces mouvements qui, très vite, ont pris une ampleur sans précédent. Le succès de la « révolution tunisienne » qui renversa le régime de Ben Ali a ouvert le champ de nouveaux possibles : les pouvoirs établis, pris entre des concessions tardives et illusoires et l’usage sans limite de la répression, peuvent s’effondrer. Fort de ces nouveaux espoirs, d’autres mouvements, dans d’autres pays de la région, se sont développés. La chute du régime de Moubarak en Égypte en est l’exemple. Cette contestation massive transmise d’un pays à l’autre connaît aujourd’hui des suites incertaines, qu’il s’agisse, pour les uns, de construire un nouveau régime politique et, peut-être, social ou bien, pour d’autres de ces pouvoirs établis, de « lâcher du lest » en s’engageant dans des programmes de réformes. Plus tragique est la situation de certains où violence et répression ont conduit à la guerre civile, avec ou sans intervention étrangère. Peut-être obnubilés par la toute relative imprévisibilité de ces événements, les médias occidentaux les ont présentés comme des « révolutions salutaires », une rupture historique qui ouvre de nouvelles perspectives. Mais de quelle rupture s’agit-il ?
En mettant l’accent sur les seules aspirations à la démocratie de ces peuples, les médias occidentaux font la part belle au schéma classique de la « bonne gouvernance », exercée dans le seul cadre légitime d’un régime de démocratie parlementaire. N’est-ce pas illusoire ? Nombre de ces pouvoirs contestés ou renversés aujourd’hui n’étaient-ils pas, il y a peu, considérés comme « de bons élèves » ? Dans leurs analyses, les chroniqueurs n’ont-ils pas oublié l’importance des revendications sociales qui ont accompagné et donné toute leur étendue à ces mouvements populaires ? En effet, pour que ces mouvements aient pu s’étendre aussi massivement presqu’à l’ensemble d’une région, pour que les revendications avancées en Tunisie aient pu être entendues et partagées ailleurs, il était nécessaire que celles-ci correspondent aux attentes des peuples de cette région. Quelles sont donc ces conditions communes, économiques, sociales ou politiques, partagées ?
La liste des pays ayant connu ou connaissant des mouvements de contestation populaire puissant est longue. Ce qui frappe avant tout est leur diversité.
En effet, deux de ces dix pays, le Bahreïn et la Libye, pays principalement exportateurs d’hydrocarbures, présentent des caractéristiques assez proches de celles de pays développés. Deux autres, la Mauritanie et le Yémen, appartiennent à l’ensemble des moins développés. Les six autres enfin se situent dans les perspectives moyennes de pays en voie de développement. En matière de croissance, si l’ensemble a échappé à la récession transmise depuis les pays centraux en 2009, mais pas à un net ralentissement, leurs performances sont diverses, allant d’une croissance restant rapide en Égypte, au Maroc ou au Yémen, à une croissance très ralentie en Algérie, Mauritanie ou en Libye. Un même constat peut être fait en ce qui concerne les hausses de prix, une moitié d’entre eux connaissant une inflation assez conséquente, avec des hausses supérieures à 5 % l’an (allant jusqu’à 9,9 % en Égypte), alors que celle-ci reste modérée (inférieure à 4 % l’an) dans l’autre moitié. Ainsi les éléments habituels de conjoncture économique ne constituent guère des caractéristiques communes à l’ensemble de ces pays.
Il en va tout autrement de l’insertion de ces différents pays dans l’économie mondialisée. Ce qui les caractérise est justement l’ampleur de celle-ci et non leur mise à l’écart. Il n’est pas simple de mesurer une telle insertion. Sur la base des éléments statistiques disponibles, deux indicateurs peuvent être utilisés. Le premier, très classique, est le rapport simple entre les exportations et le produit intérieur brut (PIB). Le second est le rapport entre les investissements directs étrangers reçus (IDE) et l’investissement intérieur (formation brute de capital fixe ou FBCF). Le tableau ci-dessous en présente les résultats pour ces dix pays. Pour éclairer ce tableau, nous lui adjoignons les résultats comparables obtenus par 5 pays développés et 5 pays émergents bien intégrés dans l’économie mondiale (2).
Ainsi, de manière schématique, nous pouvons dire qu’un pays comme la Tunisie a le quart de son investissement intérieur assuré par des investisseurs étrangers et exporte plus du tiers de sa production, chiffres qui sont supérieurs à ceux du Mexique ou de la Chine. Globalement, en comparant les chiffres des deux groupes de pays, il est assez facile de voir que chacun des pays concernés se trouve largement impliqué dans la circulation globalisée des capitaux productifs et/ou dans la division internationale mondialisée du travail.
Ces pays sont différents de par leur mode d’intégration à l’économie mondialisée. Le Bahreïn et la Libye le sont sur le modèle de pays exportateurs d’hydrocarbures. Les autres le sont comme fournisseurs de produits bruts (Mauritanie, par exemple), ou comme bénéficiaires des déplacements d’activités manufacturières des pays du nord vers ceux du sud (Égypte, Jordanie ou Tunisie, par exemple), ou encore du fait de l’essor d’activités de services (tourisme, par exemple). Ils diffèrent également suivant l’insertion récente ou plus ancienne de leur économie. L’Égypte, la Jordanie, le Maroc ou la Tunisie sont caractéristiques d’une insertion déjà ancienne. Pour d’autres, cette insertion qui se manifeste par la libéralisation du code des investissements étrangers et des opérations en capital, par un assouplissement du code douanier et par des encouragements au développement du secteur privé souvent accompagnés par des privatisations d’entreprises publiques, est plus tardive. Il est possible de la situer à partir de 2004 pour la Syrie (3), de 2006 pour le Yémen où l’ouverture de l’économie yéménite fait suite à un programme d’ajustement structurel assez sévère. Elle est enfin très récente en Libye.
Une caractéristique commune aux pays de la région n’est pas seulement l’entrée de leurs économies dans la mondialisation, en cours ou assumée depuis plusieurs années, mais surtout, par les conséquences sociales de celle-ci, assez semblables d’un de ces pays à l’autre.
La première d’entre elles tient en la simultanéité d’un certain progrès en matière de conditions de vie, affaibli par des inégalités sociales criantes. Le rapport annuel 2010 du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD) offre un outil précieux pour l’observation de ce phénomène (4). Il s’agit de l’ajustement du classique indicateur de développement humain (IDH) à la mesure des inégalités constatées dans chaque pays. La comparaison entre l’IDH traditionnel et l’IDH ajusté rend ainsi compte de l’effet négatif de ces inégalités sur les conditions de vie de la population. Le tableau ci-dessous permet cette comparaison.
Si la progression de l’IDH est indéniable, assez rapide au Maroc et au Yémen, ces progrès sont profondément remis en cause par l’ampleur des inégalités, comme le montre l’IDH ajusté. Ainsi la Tunisie, que l’indicateur brut situe parmi les pays à développement humain élevé, verrait-elle son rang ramené à celui de pays à développement humain moyen aux yeux de l’indicateur ajusté. Il en irait de même de l’Égypte qui passerait de la catégorie de pays à développement humain moyen à celle de faible. De plus, à l’exception de la Jordanie et de la Syrie, chacun des pays recensés connaît une dépréciation de son niveau de développement humain supérieur à la moyenne des pays comparables. Ceci conduit à penser qu’au nord comme au sud, les progrès potentiels de la mondialisation sont vite remis en cause par l’aggravation des inégalités.
Une seconde conséquence commune aux pays de la région est la précarité que connaissent les travailleurs salariés. La présence commerciale ou productive des entreprises occidentales s’accompagne de « l’exportation » de leur mode de gestion de la main d’œuvre. La multiplication des contrats de travail temporaires s’ajoute aux emplois précaires du secteur informel et conduit à la pauvreté d’une partie importante de la population. Le tableau ci-dessous le montre clairement.
Enfin, la crise devenue économique qui frappe en 2009 les pays des centres n’a pas manqué de toucher ces pays de la région, d’autant plus durement que leurs économies étaient devenues dépendantes de leurs clients ou donneurs d’ordres occidentaux. Au besoin plus ou moins mal satisfait de créer des emplois pour absorber les nombreux entrants dans la vie active, s’est ajouté le chômage d’une conjoncture devenue défavorable. Globalement, le niveau de ce chômage varie d’un de ces pays à l’autre. L’importance de leur dépendance, la spécificité de leurs structures productives comme la fiabilité des informations statistiques n’y sont pas étrangers. Cependant le chômage de chacun présente des similitudes en ce qu’il est inégalement réparti sur l’ensemble des actifs. Il frappe plus durement les jeunes que leurs ainés, les diplômés plus que les sans diplômes. Ainsi, en moyenne sur les années 2000-2008, le chômage, en Algérie, concernait 45,3 % des diplômés de l’enseignement secondaire ou supérieur et seulement 19 % des actifs ayant reçu une formation limitée à l’enseignement primaire (5). Au Maroc, la différence (54,2 % contre 8,8 %) est encore plus marquée. Pour cette raison, ne soyons pas étonnés de voir les jeunes, et particulièrement les jeunes diplômés, jouer un rôle important dans le déclenchement de ces puissants mouvements politiques et sociaux.
Précarité et chômage ne sont pas nouveaux pour la grande majorité des habitants des pays de cette région, pas plus que les protestations sociales qu’ils ont suscitées. En effet, un autre trait commun à ces pays est l’existence de mouvements sociaux, tantôt locaux et diffus, tantôt plus massifs, depuis 2007. Il convient de rappeler que, un à deux ans avant l’éclatement de la « bulle financière » en Occident, les dérèglements de l’économie mondiale frappaient déjà durement les pays des périphéries (6). Les populations de ces pays ont subi le renchérissement des prix de l’énergie puis des produits alimentaires d’autant plus sévèrement que les orientations libérales des gouvernants freinaient la mise en place de politiques sociales correctives. Partout aux protestations habituelles contre le chômage se sont ajoutées des manifestations contre les hausses de prix des produits de première nécessité, des salaires toujours trop faibles et, parfois, l’impossibilité de trouver à se loger.
« Émeutes de la faim » accompagnées de grèves dans les industries textiles en Égypte, manifestations locales multiples et répétées en Algérie, mouvement social dur, tournant à l’émeute et à la répression à Gafsa, en Tunisie, sont des épisodes connus, même s’il est parfois utile de les rappeler. Ils ne doivent pas faire oublier que vie chère, bas salaires et chômage ont détérioré le climat social dans tous les pays de la région, tout particulièrement au Maroc ou en Jordanie. Dans ce dernier pays s’ajoutaient des protestations contre le manque de transparence des privatisations en cours.
En Syrie, le détonateur fut la nouvelle politique gouvernementale de réduction des subventions aux produits de première nécessité.
En Égypte, l’ampleur des « émeutes de la faim » a même contraint le pouvoir à rétablir des subventions aux produits alimentaires de base, en complète opposition avec les orientations libérales qu’il suivait. Ainsi, si des mouvements d’une toute autre ampleur ont éclaté à partir de décembre 2010, il convient de remarquer que les revendications sociales qu’ils portent étaient déjà clairement exprimées deux ans auparavant.
Comparée à d’autres pays périphériques (Afrique subsaharienne par exemple) la situation sociale des pays de la région depuis 2008 n’est pas la pire. Comment comprendre alors que seule la région Machrek Maghreb et deux pays de la Péninsule arabique aient connu des mouvements d’une telle force ? La réponse est évidente : parce qu’aux revendications sociales ont pu s’ajouter des revendications politiques radicales. Le climat est devenu révolutionnaire sans doute parce que le pouvoir politique en place avait ou a perdu toute légitimité aux yeux de son peuple. Dans le cas de l’Égypte ou de la Tunisie ou de bien d’autres, il s’est agi de pouvoir autoritaire, autocratique ; mais n’est-ce pas le cas d’autres pays, hors de la région ? On ne saurait par ailleurs minorer les effets mobilisateurs d’une répression vite devenue féroce.
Pourtant le contexte de montée des inégalités sociales, évoqué ci-avant, mérite aussi d’être pris en compte. Si cette montée signifie pour la grande majorité les difficultés sociales que nous avons évoquées, elle implique, de l’autre côté, qu’une minorité ait trouvé de multiples occasions de s’enrichir. L’insertion des économies dans l’économie mondiale, c’est-à-dire ici les politiques de libéralisation, ont créé des « canaux d’enrichissement » au seul profit d’une infime minorité. Les nombreuses solidarités qui ont pu s’établir ou se renforcer entre les détenteurs du pouvoir politique et les « affairistes » qui tiraient de ces solidarités une partie de leur pouvoir économique n’ont pas manqué de fusionner revendications sociales et politiques.
Si l’aspiration à plus de démocratie est l’un des moteurs qui a pu mobiliser une partie de la population, la dérive oligarchique du pouvoir politique en place reste significative en ce qu’elle a rendu possible la mobilisation d’une large part de cette population et la radicalité de ces mouvements. C’est sans doute parce que cette dérive oligarchique était devenue évidente dans certains de ces pays que des mouvements de cette envergure sont devenus possibles. En ce sens ils apparaissent bien comme les premiers mouvements politiques et sociaux majeurs issus de la mondialisation.
Les pays du nord l’ont compris et ne lâchent rien. La fermeture même partielle aux échanges de marchandises et à la circulation des capitaux d’un ou de plusieurs pays serait par trop catastrophique dans une économie mondiale en crise. La défense de l’ordre politique et économique international reste pour eux une priorité qu’ils s’emploient à assurer, tantôt par la manière douce qui consiste à favoriser l’émergence d’un nouveau pouvoir politique qui adhère au credo libéral et pourrait ainsi devenir un allié, tantôt par l’emploi de la force exercée soit directement (Libye), soit par délégation (intervention saoudienne au Bahreïn).
Par ses enjeux comme par ses perspectives d’avenir, le « printemps » que connaissent certains pays de la région s’inscrit donc au cœur des relations centres / périphéries. La remise en cause de l’ordre politico économique intérieur constitue un premier défi que ces peuples ont affronté avec bravoure. Cependant la satisfaction de leurs aspirations sociales constitue un second défi qui impose d’autres relations avec les pays des centres. Ce défi pourra-t-il être relevé ?
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, Magrebe, Médio Oriente
Revue Informations et Commentaires : le développement en questions
Informations et Commentaires, n° 151, avril – juin 2010
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