Parmi les formes d’interaction culturelle il y en a une qui est particulièrement problématique, souvent même douloureuse. C’est la rencontre de la tradition et de la modernité. La multiplication des migrations et l’esprit de conquête des sociétés modernes mettent à mal —si elles ne les exterminent pas simplement— les langues, coutumes et valeurs des communautés marquées encore fortement par l’isolement, le patriarcat, ou la vie rurale à l’ancienne. Cela vaut autant pour des communautés émigrées que pour les tribus qui jouissent encore d’une certaine autarcie. Les populations vulnérables, menacées de disparition, et les individus désarmés sont forcés de s’adapter, de faire des compromis, d’abandonner certaines traditions et convictions. C’est une source de désarroi et de souffrance, surtout pour ceux qui sont en charge de la transmission de la culture communautaire. Un désarroi qui se fait sentir encore plus fort lorsque la religion s’en mêle.
Ne faudrait-il pas éviter alors tout contact entre la modernité et la tradition ? Il y a un siècle le premier relativisme culturel préconisait de ne jamais intervenir dans les cultures des autres. Aujourd’hui il paraît difficile de tenir cette position, car personne n’échappe aux interactions culturelles. Notre question est donc plutôt de savoir : comment se situer dans les chocs culturels qui se produisent lors du passage d’une société traditionnelle minoritaire à une société moderne ? S’il n’est plus possible de respecter intégralement les cultures héritées du passé, comment s’y prendre pour limiter les dégâts de la confrontation, ou plutôt, en tirer le meilleur profit pour les uns et les autres ?
Comment tirer profit d’une interculturalité qui a presque toujours conduit à des affrontements, à des guerres, voire à des purifications ethniques ? La société interculturelle, n’est-elle pas d’emblée un lieu de désordre, de conflits de valeurs ? Ma réponse consistera à renverser la question : s’il y avait eu une action vraiment interculturelle (de l’interculturel volontaire) il n’y aurait pas eu ces violences résultant de l’interculturalité problématique (l’interculturel de fait).
Après un rappel en style télégraphique de ce qu’est une culture aujourd’hui, j’aborderai 4 aspects : l’importance de la rationalité ; la relativisation ; la disponibilité pour le compromis ; la réciprocité.
Dans une société traditionnelle, surtout si elle est fragilisée, le changement n’est, en général, pas valorisé, alors qu’il est connoté positivement dans la société moderne. Les changements culturels ne portent pas d’emblée sur la culture dans sa totalité, mais sur certaines traditions.
Toutes les cultures sont évolutives, quoique la vitesse du changement soit plus grande dans une culture moderne. Les changements culturels collectifs ont deux sources : d’une part un déploiement de ses propres virtualités, de l’autre une provocation venue de l’extérieur.
Dans la modernité, les changements culturels individuels proviennent de la confrontation de plusieurs cultures dont l’individu est porteur, alors que dans la société traditionnelle l’appartenance englobante à la communauté assurait l’homogénéité de sa culture. Dans la société traditionnelle, la culture est fortement imbriquée avec la religion, ce qui est moins le cas dans la société moderne.
En résumé : Nous ne sommes plus dans la situation où un respect global de chaque culture représente un modèle réaliste ou désirable, mais où le respect des personnes et de leurs communautés exigent de faire des choix entre des prescriptions et des propositions multiples.
Choisir la rationalité
Le choix de la rationalité signifie que l’existence de chaque composante culturelle doit avoir une raison, un sens dans le contexte actuel. Il ne suffit plus d’adhérer à une coutume pour la simple raison que « on a toujours fait comme cela » ou « c’est comme cela que cela se fait chez nous ». Il faut savoir argumenter, démontrer le bien-fondé et l’utilité d’une tradition. Il peut être douloureux de passer ainsi au crible les coutumes, les valeurs, les structures sociales que les ancêtres ont léguées. N’est-ce pas prétendre faire mieux qu’eux et compromettre leur autorité ? Le choix de la rationalité s’avère alors être un choix pour l’avenir plutôt que pour le passé. Les jeunes générations, en général peu sensibles à l’argument d’autorité, laisseront tomber les façons de penser et de faire qui n’ont pas de sens pour eux pour s’aligner sur une culture dominante plus prometteuse.
Avoir une raison d’existence ne veut pas dire : savoir justifier par une utilité directe. Son utilité peut être d’assurer une certaine cohésion sociale, ce qui est surtout le cas des gestes, rites, coutumes et signes symboliques qui fonctionnent comme marqueurs d’identité. On dit qu’à l’origine le fait de serrer la main de la personne rencontrée signifiait que l’on n’avait pas d’arme à la main et que ses intentions étaient pacifiques. L’utilité directe a fait place à une utilité symbolique, sociale. Les diététistes, aidés en cela par le développement technique, savent qu’il n’est plus dangereux aujourd’hui de manger du porc, même dans les pays chauds. En attendant, le refus de manger du porc et la croyance dans sa nocivité sont entrés dans la sphère religieuse et son devenus des pièces maîtresses d’un système symbolique, important pour les juifs et les musulmans. La rationalité est alors dans l’assurance de la cohésion de la communauté.
Lorsqu’une coutume entre dans la sphère religieuse ou symbolique il devient difficile de la changer, parce que ce n’est pas la coutume en elle-même que l’on met en question, mais l’identité de celui qui la pratique. Cela complique singulièrement l’apparition de changements culturels. Dans la mentalité religieuse, l’autorité des êtres supérieurs dépasse celle des humains. Les Veda, les livres saints du hindouisme, offrent un autre exemple de cette résistance au changement. Ces livres saints donnent une justification cosmogonique et religieuse de l’existence des varna et des castes ; la Constitution indienne qui a proclamé la prohibition de cet état comme un acte de discrimination ne pèse pas lourd dans les rapports sociaux quotidiens. Il faudra encore plusieurs générations et beaucoup de courage pour en finir avec certains atavismes sociaux, mais à partir du moment où ce sont les Indiens eux-mêmes qui critiquent l’état de fait on peut espérer que « le vers est dans le fruit ».
Savoir relativiser
Relativiser une culture veut dire : la mettre en relation avec d’autres cultures. Dans la pratique cela revient à reconnaître qu’il existe d’autres cultures que la nôtre et que nous pouvons admettre les différences sans nécessairement les hiérarchiser. Cela suppose la capacité de se décentrer, de prendre un peu de hauteur pour —selon l’idée de Norbert Elias– se voir à partir de son balcon, se promener dans la rue.
Cette qualité n’est pas innée, s’il faut en croire l’histoire des civilisations. Les voisins étrangers ne sont peut être plus estampillés “barbares”, mais la plupart des sociétés s’attribuent volontiers le label de “normales” et parlent facilement de leurs façons de penser et d’agir comme “naturelles”.
Le multiculturalisme classique attache à juste titre une grande importance à la reconnaissance de la valeur des autres cultures, et le terme de “respect” y est d’usage fréquent. Pourtant, dans la culture d’une société tout n’est pas nécessairement respectable. Le problème est de savoir quels sont les critères que l’on va appliquer pour savoir ce qu’il faudrait, le cas échéant, améliorer. Il y a, bien sûr, la référence à la Déclaration des Droits de l’Homme, mais venant de haut et de loin, ne prenant pas suffisamment en compte les contextes locaux, son impact reste souvent réduit. Deux sources, plus proches du terrain, pourraient être plus efficaces, la comparaison et la critique interne.
La comparaison doit alors porter sur des points précis et non sur une culture face à une autre. On peut, par exemple, comparer le statut de la femme dans plusieurs cultures, ou bien la capacité de nourrir tous les membres de la communauté, ou bien l’efficacité des structures sanitaires et scolaires… Cela permet de faire évoluer une culture sur certains points sans la dévaloriser dans son ensemble.
La méthode la plus efficace passe par la critique interne. Ce processus est souvent déclenché par une comparaison avec ce qui se fait ailleurs, mais au lieu de copier il va chercher dans son propre fonds culturel les arguments nécessaires. Le président Bourguiba, arrivé au pouvoir en Tunisie en 1956, est allé chercher dans les différentes traditions islamiques des points d’appui de jurisprudence pour justifier ses réformes libérales. Au lieu de dire : “nous supprimons tel ou tel article de la charia” il est allé chercher avec opportunisme des arguments d’autorité dans les écrits anciens et respectables des différentes écoles sunnites juridiques (hanifites, malikites, hanbalites…) pour imposer des interprétations progressistes des textes de la charia. Le seul point où il n’a pas trouvé de tradition progressiste et qu’il n’a donc pas réussi à modifier concerne l’inégalité de la femme dans les questions d’héritage, ce qui démontre aussi les limites de cette méthode réformiste.
Disponibilité pour le compromis
Il est impropre de parler d’un compromis entre des cultures. Ceux qui font des compromis sont des populations, des groupes, des personnes. Il est vrai que ces compromis finissent par se répercuter dans la culture d’une société globale, mais au point de départ il y a quelqu’un.
Dans de nombreuses cultures, la notion de compromis a mauvaise presse. Il est mal vu de transiger sur ses principes. La concession faite à l’autre traduirait une faiblesse de caractère. Pourtant, le compromis est une pièce maîtresse de la vie sociale et politique, à moins de prendre pour modèle les intégristes de tout bord !
Encore faut-il que le compromis soit juste. Les rapports de force politique, économique et militaire sont souvent inégaux. Les partisans de la société moderne, sûrs de leur bon droit, acculent souvent les adeptes de la société traditionnelle à la défense. Ces derniers vont se cramponner à leur langue et à leurs coutumes s’ils jugent que leurs aspirations ne sont pas suffisamment prises en compte.
Pour équilibrer les rapports de force il faut souvent quitter le terrain de la culture, et entrer dans l’action politique ou économique. L’Etat peut aider les communautés culturelles fragiles à surmonter leurs handicaps, mais souvent c’est aux ONG d’apporter le poids politique et économique nécessaire à l’établissement de plus d’égalité dans la négociation. Il existe toujours la possibilité d’exterminer une population à cause de sa différence culturelle, mais cela est de moins en moins probable dans une époque postcoloniale. En cas de conflit, la culture ou la religion ne sont que rarement la cause, mais souvent un prétexte pour couvrir un conflit d’intérêts politiques ou économiques. Ce dernier type de conflit ne saurait donc être résolu avec le dialogue interculturel. S’il y a refus du dialogue interculturel, c’est que la véritable opposition est ailleurs.
Cette action politique peut mettre en Ĺ“uvre des moyens plus ou moins violents. L’Etat peut intervenir à l’aide de la police ou de l’armée. La minorité opprimée peut prendre les armes. La rencontre interculturelle imposée peut être le prétexte de conflits violents, voire de purifications ethniques. L’intervention d’institutions internationales devra alors intervenir avant qu’il ne soit trop tard pour faire asseoir les protagonistes autour d’une table. Une fois la paix rétablie, le dialogue interculturel peut reprendre.
Réciprocité
La perspective interculturelle implique une réciprocité dans les relations culturelles. Tout ce qui vient d’être dit sur les conditions que nous autres, modernes, posons aux sociétés traditionnelles doit être transposé à nos cultures modernes. Relativiser les cultures modernes conduit, par exemple, à considérer qu’il y a d’autres formes de démocratie que la nôtre, que nos rapports à l’environnement naturel, au corps, à la maladie ou à la mort, au temps et à l’espace sont loin d’être équilibrés, que l’individualisme exacerbé n’est pas le nec plus ultra de la civilisation.
Les cultures autres que la nôtre peuvent révéler nos déficiences et promouvoir nos points forts. Leur présence est une critique qui nous force à sortir de carcans stérilisants et de stéréotypes mortifères que nous nous sommes fabriqués. Cela est valables pour toutes les sociétés, qu’elles soient traditionnelles ou modernes.
Conclusion
Inutile de dire que nous sommes préoccupés par la préservation du patrimoine culturel de l’humanité. Mais les hommes ne vivent pas seulement de culture : ils vivent aussi de pain, de riz et de manioc. La défense de la diversité culturelle ne doit pas être dissociée de la défense de l’ensemble de leurs droits. Par exemple, l’interdiction du tourisme chez les tribus à réserver serait aussi nocive que de réduire ces territoires en parcs zoologiques. Les tribus concernées doivent avoir l’occasion d’organiser un type de tourisme qui ne détruise pas leur culture, mais qui leur offre quand même un accès aux biens de la société moderne. La déculturation ne pourra être évitée par un simple retour au passé, ni par un affrontement brutal avec la modernité. La solution est dans une gestion intelligente, imaginative des rencontres dans lesquelles l’accent doit être mis sur l’avenir des personnes et de leur communauté, plus que sur la préservation des cultures.
Gilles Verbunt, le 23 juin 2011
identidade coletiva, diálogo intercultural, conhecimento tradicional