Le nouveau succès de la marque de thé Darjeeling alimente la suspicion entre les planteurs et les travailleurs. Sayantan Bera mène l’enquête.
Les connaisseurs le jurent : le thé qui pousse sur les pentes escarpées des montagnes de Darjeeling n’a nul autre pareil dans le monde. Les gourmets n’ont pas assez de qualificatifs pour décrire le « champagne des thés » : vif, fleuri, rond, moelleux, brillant. Bien infusées, les feuilles de thé de Darjeeling produisent une liqueur claire, légère, à l’arôme fleuri et au caractère épicé musqué si bien que les connaisseurs ont baptisé une variété de ce thé « muscatel ». Dans la luxueuse boutique Harrod de Londres, un muscatel se vend à plus de 9.000 roupies le kilo (1). Les jardins renommés de Makaibari vendent ce que la plantation appelle « le Silver Tips Imperial, le thé le plus cher du monde ». Réputé pour « mener au sommeil céleste », il coûte 20$US (900 roupies) les 50 grammes.
Mais le 27 février 2011, le syndicat des plantations Gorkha Janmukhti Morcha (Front de Libération du Peuple Gorkha, ou GJM), seul syndicat présent dans les montagnes, a mis un bâton dans les roues de ce florissant business. Il a imposé un embargo sur la distribution de la première récolte des petites feuilles, appelée « first flush ». Le syndicat demandait une augmentation conséquente des salaires journaliers des travailleurs des plantations : il voulait passer de 67 à 120 roupies. Après une impasse d’un mois, les propriétaires des plantations se sont inclinés devant ce syndicat politiquement puissant. Les salaires ont été relevés à 90 roupies.
Derrière cette augmentation de 23 roupies d’un coup (à comparer avec la hausse ridicule de 14 roupies sur ces onze dernières années), figure l’histoire de la politique ethnique de Darjeeling, mêlée aux questions du travail dans les plantations de thé. Le district montagneux du nord du Bengale occidental a vécu de nombreux soulèvements politiques et économiques ces trente dernières années. Dans les années 80, le mouvement violent pour la création d’un État Gorkha, le Gorkhaland, a abouti à la mise en place d’une entité autonome chargée d’administrer le district de Darjeeling : le Gorkha Hill Council (Conseil montagneux Gorkha). Les troubles politiques ont pourtant peu diminué tandis que les plantations de thé ont été touchées par la crise économique, liée à la baisse en chute libre des exportations de thé suite à l’effondrement de l’Union soviétique.
Le tournant a eu lieu en 2004 après que le thé de Darjeeling a pu prétendre à l’appellation « Indication Géographique » (IG). Une première pour l’Inde, ce statut implique que l’agence du thé du pays ne certifie comme Darjeeling que le thé provenant de cette région, de la même manière que seul le vin originaire de la région de Champagne en France peut être produit et vendu sous l’appellation Champagne.
Armé de l’étiquette IG, un groupe d’entrepreneurs a orchestré une reprise en mains « bio » afin de viser les consommateurs éclairés des États-Unis, d’Europe, du Royaume-Uni et du Japon. Le succès marketing du thé bio et équitable s’est traduit dans des prix plus élevés. Mais il a fallu une résurgence de la politique identitaire pour que les travailleurs, principalement Gorkha, aient leur part du gâteau.
Politique identitaire
En 2007, Prashant Tamang, Gurkha et officier de police de Kolkata, était donné perdant dans l’émission musicale de reality show « Indian Idol ». Une vague de soutien venue des montagnes de Darjeeling a retourné le destin en sa faveur. Bimal Gurung, un protégé de Subhas Ghising, leader du mouvement pour le Gorkhaland, a profité de cet élan de fraternité ethnique pour créer le Gorkha Janmukhti Morcha, qui renouvelait la demande, vieille de plus de vingt ans, d’un État séparé pour les 700.000 Gorkhas du district de Darjeeling.
Ces derniers mois, le GJM a créé une tempête dans les plantations de thé avec sa demande d’augmentation conséquente des salaires, afin de gagner le soutien de la population en prévision des élections législatives d’État. Quelques jours avant le vote le 18 avril, Suraj Subba, secrétaire général du syndicat des plantations dirigé par le Front, affirmait avec force : « Ils doivent augmenter les salaires. Après les élections, nous ferons pression sur le Ministère de l’Intérieur de l’Union pour qu’il transfère le département des impôts fonciers au Conseil Montagneux Gorkha ».
Pour le GJM, un tel transfert permettrait de procéder à deux changements majeurs. Premièrement, le conseil pourrait octroyer des droits fonciers aux personnes appartenant au groupe ethnique majoritaire du district, les Gorkhas. Représentant 80% de la population du district, la majorité des Gorkhas passent pratiquement toute leur vie sur les plantations de thé. Celles-ci étant des terres gouvernementales cédées à bail aux planteurs, les travailleurs n’y ont aucun droit de propriété foncière.
Deuxièmement, le conseil pourrait renforcer son contrôle sur les planteurs en augmentant le montant du bail payé par les propriétaires, qui est jusqu’à présent symbolique.
Bio par défaut
La culture du thé à Darjeeling a commencé dans les années 1840 après qu’un fonctionnaire colonial a expérimenté des plants de thé dans son jardin, dans ce qui était alors une station de montagne peu peuplée et destinée aux riches. Les plantations commerciales se multiplièrent les vingt années suivantes. Elles exigeaient de nombreux travailleurs pour planter, entretenir, cueillir les feuilles puis fabriquer le thé, un procédé de production nécessitant une forte main d’œuvre et qui est toujours en cours.
L’approvisionnement régulier en main d’œuvre bon marché s’est faite de l’autre côté de la frontière, au Népal. L’année 1971 a constitué un tournant, quand l’URSS est devenue le plus gros importateur de thé indien. Les planteurs, assurés d’un débouché, ont sacrifié la qualité à la quantité. Pour la première fois, des engrais et pesticides chimiques ont été utilisés sur les plantations de thé afin d’en augmenter la productivité.
Suite au démantèlement de l’Union soviétique en 1991 et à l’entrée sur le marché de nouveaux producteurs comme le Kenya et le Sri Lanka, la demande pour ce thé a soudainement baissé. « C’est à cette époque que l’Europe a commencé à se préoccuper de la qualité et a introduit des normes sur les résidus de pesticides et produits chimiques dans les aliments. Le thé de Darjeeling ne pouvait pas être commercialisé là-bas », dit Sanjay Bansal du groupe Ambootia Tea. « L’ensemble de l’industrie du thé a connu le même sort. »
Incapables de surmonter ce choc économique, certaines plantations ont cessé d’utiliser les engrais chimiques, simplement pour diminuer les coûts, tandis que d’autres ont fermé et ont été finalement abandonnées. En une décennie, plusieurs plantations sont donc devenues « bio par défaut ».
Le grand changement suivant a eu lieu vers 2000 quand une poignée d’entrepreneurs a acheté quelques « plantations abandonnées et malades » et ont converti Darjeeling en une marque unique. Ainsi, Ashok Lohia, du groupe Chamong, a acheté 11 plantations entre 2001 et 2004. « Pour l’industrie, le vrai défi était d’éviter l’utilisation frauduleuse de la marque. Les plantations de thé n’en tiraient certainement aucun profit », rappelle-t-il. Alors que Darjeeling produisait à peine 10 millions de kilo par an, environ 40 millions de kilo étaient vendus chaque année dans le monde sous cette appellation.
Après une campagne assidue, Darjeeling a obtenu le statut d’Indication Géographique en 2004. Simultanément, afin d’atteindre le consommateur international éclairé et plus exigeant, les plantations ont entamé une transition bio. Aujourd’hui, 38 plantations, représentant plus de la moitié du thé cultivé dans la région, sont sans produit chimique.
Le prix : un secret bien gardé
Boire du thé raffiné exige une étiquette raffinée. Sauf si l’on est un goûteur de thé ! Celui-ci ne sirote pas à petites gorgées mais aspire bruyamment l’infusion et la recrache. Dans cette fraction de seconde, alors que l’infusion effleure son palais, il en analyse les saveurs et les imperfections. Un assistant s’empresse de prendre note des qualités du thé et du prix qu’il peut rapporter aux enchères.
Mais la plupart des plantations de Darjeeling ne dépendent plus des enchères pour vendre leurs meilleurs produits. « La scène des enchères a beaucoup changé ces dernières années. En 2010, seuls 38% des produits ont été vendus aux enchères, le reste l’a été directement à l’étranger. Seuls les petits producteurs demandent encore notre aide pour commercialiser leurs produits », explique Samar Sircar, le directeur commercial de la société de courtiers Contemporary Brokers de Kolkata.
Du début du printemps, où les plantations commencent la récolte, aux mois d’hiver, où elles ferment, la couleur, l’arôme et le goût du thé de Darjeeling évoluent. De même que son prix. Le première et la seconde récolte (« first and second flush ») réalisées entre février et avril, sont les thés de première qualité pour lesquels les acheteurs internationaux paient le prix fort. Les plantations de thé réalisent 70% de leur chiffre d’affaire à cette période. Mais les prix restent un secret bien gardé.
Un membre de longue date de l’Association des Thés de Darjeeling affirme : « Les planteurs gardent les cartes en main. Même les gérants des plantations de thé ignorent le prix des premières et secondes récoltes. »
Deux raisons expliquent sans doute que les prix ne soient pas dévoilés. D’une part, les planteurs ne veulent pas que les travailleurs les connaissent de peur qu’ils n’exigent un partage des gains, d’autre part, ils craignent qu’une autre plantation ne propose un prix plus bas et ne s’approprie des acheteurs privés sur ce marché ultra compétitif.
Les prix au détail suivants sont donnés à titre indicatif. Nathmulls, un détaillant connu de Darjeeling, vendait le thé « first flush » 2010 à des prix compris entre 2.000 et 15.000 roupies le kilo. Goodricke vendait le thé 2010 de leurs meilleures plantations (Margaret’s Hope et Castleton) à 4.500 roupies le kilo. A titre de comparaison, les thés moins quotés de la saison des pluies et de l’automne se vendent entre 150 et 350 roupies le kilo aux enchères intérieures.
« L’innovation, avec la qualité et le marketing, est une clé pour survivre aujourd’hui », affirme le directeur d’Ambootia Tea, Sanjay Bansal, dans un entretien accordé au Time magazine en novembre 2007 : « Cela me permet d’exiger des prix ridiculement élevés pour mes thés ». Le magazine commente : « Le thé de Darjeeling, par exemple, peut être vendu 10 fois plus cher que les autres thés indiens et « Brumes d’Himalaya », un first flush ou thé de printemps d’Ambootia, se vendait à 1.750 $ le kilo dans les boutiques de Paris, il y a deux ans. »
Une méfiance sans cesse alimentée
« Tout le monde dit que le Darjeeling se vend à des prix élevés à l’étranger. Mais je n’ai aucune idée du prix auquel seront vendus les 4 kilo de feuilles que je cueille aujourd’hui », dit Radha Thakuri, une cueilleuse de thé à la plantation Phoobsering. « Shunne me aya hai ki pachhis hazaar me bik raha hai » (« Nous avons appris que le thé est vendu 25.000 roupies le kilo »), ajoute Rakesh Sarki, un travailleur de la plantation Happy Valley.
« Si les plantations gagnent autant, est-il mal de notre part de demander un juste partage ? Les planteurs disent qu’ils paient pour les soins médicaux et le logement, mais regardez autour de vous et vous constaterez la réalité. Au moins, nous avons le syndicat qui se bat en notre nom », ajoute Sarki.
« Pour Darjeeling, la stratégie de survie est l’élimination des courtiers et la commercialisation directe. Quant aux ventes privées (pas les enchères), soyez assurés que ça n’est pas plus de 25% des prix au détail sur le marché international. De plus, si je révèle les prix, je ne vois pas en quoi les travailleurs pourront en bénéficier», se défend Ashok Lohia, propriétaire de 13 plantations et plus grand producteur de thé Darjeeling.
Toutes les plantations de thé sont régies par la loi de 1951 sur le travail des plantations (Plantation Labour Act) qui prescrit les directives pour le bien-être des travailleurs. D’après cette loi, les plantations doivent fournir aux travailleurs « le logement nécessaire » et les « soins médicaux tels que prescrits par le gouvernement de l’État ».
Les dirigeants des plantations de thé et les propriétaires pensent que la Plantation Labour Act a fait son temps. De tels avantages, disent-ils, nuisent à la compétitivité de l’industrie. Au-delà de l’augmentation récente des salaires, une cueilleuse saisonnière gagne toujours 5,75 roupies par kilo de feuilles de thé (en une journée, elle ne peut cueillir plus de six kilo). Pour Radha Thakuri, le succès de la marque Darjeeling signifie bien peu.
Radha s’est mariée dans la plantation de thé de Phoobsering quand elle avait 16 ans. Elle est devenue cueilleuse 21 mois plus tard lorsque son mari est décédé après une nuit de douleurs aiguës à l’estomac. Dans son taudis de plaques de tôle rouillées, trouées tout le long du toit, elle raconte : « A chaque fois qu’il neige ou qu’il pleut, je dois trouver refuge avec mon fils de 12 ans chez des voisins bienveillants afin d’y passer la nuit. » Et à chaque fois qu’elle tombe malade, Radha doit monter la route sur trois kilomètres pour informer le centre de santé de la plantation. Sinon, elle ne pourra pas bénéficier des 14 jours de congé maladie par an auxquels elle a droit.
La dernière fois qu’elle a été admise dans un hôpital des environs, elle a dépensé 2.500 roupies et est revenue quand les médecins lui ont dit de se faire opérer de calculs à la vésicule biliaire. La plantation ne lui a jamais remboursé ses dépenses médicales. Mais Radha garde sa bonne humeur et dit en plaisantant : « Quand le vent est fort, ma maison se met à danser. J’ai dit au gérant, si vous ne réparez pas ma maison cette année, je viendrai vivre dans la vôtre. »
Radha a voté aux élections législatives d’État le 18 avril 2011. Mais la réparation de sa maison la préoccupe bien plus que la création d’un État séparé du Gorkhaland.
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Lire l’article original en anglais : Simmering discontent over tea
Traduction : Valérie FERNANDO
Artigos e dossiês
Sayantan BERA, « Simmering discontent over tea », in Down To Earth, May 15, 2011
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