Lorsque les équipes de spécialistes des transports s’attellent à des exercices de prospective, elles se concentrent sur les évolutions du secteur, mais leurs hypothèses concernant la disponibilité du carburant sont-elles réalistes ? Les transports sont dépendants du pétrole à 98 % et la part des transports dans la consommation mondiale de pétrole est de l’ordre de 50 %. Le domaine de la prospective pétrolière a beaucoup fait parler de lui ces dernières années avec la hausse continuelle des prix du baril mais il est fondamental de distinguer les données utilisées en fonction de leurs sources. De nombreux organismes fournissent des données pétrolières, mais les plus consultés et les plus facilement accessibles sont l’Agence Internationale de l’Energie d’un côté et la compagnie pétrolière BP de l’autre. Les nombreuses données qu’ils fournissent sur la production et la consommation passée sont relativement fi ables. Il existe toutefois de petites différences entre les deux : par exemple, pour 2006, la production déclarée par BP est de 81,66 Mb/j (Millions de barils par jour) tandis que l’AIE indique 85,2 Mb/j. La différence, non négligeable, est due à des différences de définitions et modes de calculs. Concernant les prévisions de production de pétrole futur, la tâche se complique, car les écarts de vision sont considérables entre les différents organismes publiant des scénarios et il est impossible de s’exonérer d’une analyse en profondeur de ces décalages. Ce n’est pas directement l’objet de cet article mais nous serons forcés d’indiquer les principales raisons justifiant le choix des scénarios prospectifs les plus pertinents.
Les scénarios prospectifs de l’AIE sont très contestés. Le débat sur leur pertinence remonte à plusieurs années déjà. Il faut comprendre que l’AIE, fondée en 1974, juste après le premier choc pétrolier, est en quelque sorte un club des pays consommateurs de pétrole. Sous influence politique des états fondateurs, l’AIE a longtemps produit ses prévisions limitées à 30 ans en évaluant la demande à cet horizon et en calculant le montant des investissements nécessaires pour y parvenir. De fait, les experts pétroliers de l’AIE sont des économistes. Les contraintes techniques qui limitent la production de pétrole n’ont initialement pas été comprises par cette agence, puis ont été plus ou moins censurées politiquement par la suite. Les prévisions de cette agence sont donc réputées pour être particulièrement optimistes.
Si la compagnie pétrolière BP ne se prononce pas en matière de prospective, la compagnie Total le fait et a déclaré publiquement à plusieurs reprises que les prévisions de l’AIE n’étaient pas réalistes. Reste à voir quelles seront leurs prévisions dans le World Energy Outlook qui doit sortir fi n 2008, puisqu’ils baissent régulièrement leurs prévisions, les rendant progressivement et lentement de moins en moins irréalistes.
Une source d’information pertinente en matière de prospective pétrolière émane des géologues impliqués dans l’exploration, facteur clé concernant les prévisions futures. L’ASPO (Association for the Study of Peak Oil and gas) dispose de données confidentielles d’assez bonne qualité et fournit des scénarios bien plus réalistes que ceux de l’AIE. Il s’agit toutefois d’une communauté de spécialistes qui ont chacun leur point de vue sur la question. Ils sont d’accord sur le fait que nous sommes proches du point maximum de la production pétrolière mondiale, aussi appelé « Peak Oil » ou « Pic de Hubbert » du nom de son inventeur.
Le pétrole étant présent en quantité finie dans le sous-sol, il faudra bien que tôt ou tard le niveau de la production baisse pour retourner à zéro, toute la question étant de savoir quand ce pic de production va être atteint. Notons que le simple fait de vouloir maintenir la production mondiale à un niveau constant nécessite de remplacer d’une année sur l’autre de l’ordre de 4 % à 5 % de la production mondiale manquante du fait de gisements arrivant en fi n de vie. La dynamique du phénomène de pic est la suivante : augmenter la production demande de mettre de nouveaux gisements en exploitation ; les gisements les plus faciles d’accès et les plus volumineux ont été produits en premier ; il reste désormais des gisements de plus en plus difficiles d’accès et de plus petites tailles ; les difficultés qui en résultent impliquent un rythme de mise en production de plus en plus lent : la production mondiale devient stationnaire puis décroît nécessairement. Cette dynamique a deux conséquences importantes : la production va baisser et la nature des pétroles produits change.
La baisse de la production est modélisée de manière réaliste par Jean Laherrère1, membre fondateur d’ASPO. La production mondiale devrait atteindre son pic aux alentours de 2015 avec une marge d’erreur de plus ou moins 5 ans. Il s’agit là d’une prévision sans contrainte majeure sur la demande. Comme une crise économique mondiale est aujourd’hui plus que probable, diverses simulations ont été faites selon l’ampleur de cette dernière pour conclure à un décalage du pic de l’ordre de 5 ans. La perturbation de la production est relativement forte sur les premières années et l’onde de choc s’atténue pour devenir négligeable vers les années 2030. En pratique nous entrons dans une phase de production de pétrole dite en « plateau ondulé » qui précède le déclin. Nous accorderons donc plus d’importance aux prévisions vers 2030-2035 des scénarios transports qu’à celles situés vers 2015-2020.
La deuxième conséquence du pic de production de pétrole est le changement de composition des pétroles produits. Chaque gisement possède ses caractéristiques et à l’instar de la production vinicole, il existe des « crus » de pétrole. Par exemple, le Brent de mer du Nord possède des caractéristiques naturelles proche de la demande. Cela signifie que les opérations de raffinage peuvent en gros se limiter à de la purification et de la distillation pour séparer le pétrole brut en fractions plus ou moins lourdes. Ce qui n’est pas trop coûteux en énergie. Dans nos calculs actuels nous considérons qu’il y a une perte de 15 % entre le pétrole énergie primaire et l’énergie finale destinée aux transports. Si l’on ne dispose plus de pétroles légers préférentiellement exploités dans le passé et que l’on doit utiliser du pétrole lourd, pour satisfaire la demande en carburants relativement légers (essence ou diesel), il faut « casser » les grosses molécules lourdes (cracking) dans des unités de conversion très consommatrices en énergie. Or s’il reste encore des gisements offshore de pétrole léger, nous allons rapidement devoir composer avec des pétroles de plus en plus lourds. En résumé, la production de pétrole va baisser. On peut certes imaginer réserver une part de plus en plus importante du pétrole aux transports mais les « crus » de pétrole que l’on va devoir utiliser étant de plus en plus lourds, la production de carburants transports va nécessiter de plus en plus de pétrole brut. Pour simplifier nous considèrerons dans le tableau suivant que ces deux tendances inverses se neutralisent et que la part de pétrole que l’on peut consacrer aux transports restera stable dans le temps, soit un équivalent 50 % avec 15 % de pertes.
Lorsque l’on compare ce tableau avec les chiffres obtenus pour les prévisions de l’AIE et du CME on constate que le pétrole dédié aux transports nécessaire à la demande qu’ils ont projeté n’existe pas. Dans le cas le plus défavorable, celui du scénario « Girafe » du CME, il faudrait consacrer la totalité du pétrole aux transports, ce qui est totalement irréaliste. Les scénarios les plus économes sont « politique alternative » de l’AIE avec 2804 Mtep/a en 2030 et « Eléphant » du CME avec 2840 Mtep/an en 2035. Cela reviendrait à consacrer respectivement 70 % et 75 % du pétrole mondial aux transports, et ce en fermant les yeux sur le taux de conversion dépendant de la qualité des pétroles certainement pas pris en compte dans les scénarios présentés.
Quelles seraient les pistes pour permettre de consacrer plus de pétrole aux transports afin de rendre ces derniers scénarios réalisables ? Regardons tout d’abord à quoi est consacré le pétrole non destiné aux transports, car c’est sur ces usages qu’il faudrait prélever une partie du pétrole nécessaire. Aujourd’hui, la pétrochimie consomme environ 8 % du pétrole et la production d’électricité de l’ordre de 9 % pour de la production de pointe difficile à réduire. Les fiouls lourds et autres bitumes destinés aux secteurs industriels représentent 18 % et le fioul de chauffage pour les particuliers 14 %. Un report sur d’autres sources d’énergies est délicat, car le gaz naturel va également subir de fortes contraintes de production environ une décennie après le pétrole et les tensions se font déjà sentir. Reste le charbon qui est abondant, mais dont le développement de la production nécessite des infrastructures lourdes dont la disponibilité va constituer un goulet d’étranglement.
De plus la substituabilité du charbon au pétrole liquide est loin d’être triviale. Transformer directement le charbon en hydrocarbure liquide est possible avec le procédé Fisher-Tropsh mais le rendement est médiocre (voir « Des carburants liquides propres à partir du charbon ou du gaz », pages 74 à 77). La Chine semble avoir abandonné de tels projets tout simplement pour utiliser directement le charbon compte tenu de l’explosion des besoins.
Il n’est donc pas possible de raisonner hors du contexte caractérisé d’ici 2030-35 par une population mondiale toujours en croissance et des tensions multiples dans le domaine des énergies, sans même parler des problématiques de pollution, laissées de côté dans cet article centré sur la possibilité technique de fournir le carburant aux scénarios transports de l’AIE et du CME.
Tout indique donc que les scénarios prévisionnels d’évolution des transports à l’horizon 2030, même les moins gourmands en pétrole, font en fait l’impasse sur la question de disponibilité suffi sante de ressources pétrolières.
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Vers la sortie de route ? Les transports face aux défis de l’énergie et du climat
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