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Vitesse , mobilités et étalement urbain : le cercle vicieux ?

Marie-Christine ZÈLEM

01 / 2009

Si la voiture, le train et l’avion sont le produit d’une histoire technologique d’amélioration fonctionnelle, en tant que moyens de transports, ils imposent des choix en matière d’aménagement du territoire et de gestion des énergies. En retour, ils se transforment au gré de l’évolution de l’environnement urbain, mais aussi en fonction du contexte socio-économique. Les modes de transport ne sont qu’un élément d’un système plus vaste dans lequel, hommes, aménagement de l’espace, technologies pour se déplacer et réseaux de communication sont en étroite interdépendance. Cette interdépendance est largement entretenue par la croyance générale en la technique salvatrice. C’est pourquoi l’équation transports-énergie-pollutions ne revêt pas de caractère véritablement préoccupant tant les consommateurs, tout comme les politiques, font confiance aux ingénieurs pour mettre au point des solutions qui évitent de se priver de l’automobile ou de l’avion, symboles forts du progrès.

Mais du fait de l’étalement urbain, l’interdépendance transports-urbanisme représente une difficulté centrale face au développement constant de la mobilité urbaine. Comment expliquer les déterminants de cette mobilité ?

Une civilisation de la vitesse et de la mobilité

Malgré la volonté de revalorisation de l’image des transports en commun, qui va avec une politique d’urbanisme soucieuse d’intégrer la problématique des déplacements, les ménages restent fortement contraints par un univers complexe dans lequel entrent en conflit au moins deux priorités : l’accessibilité à leur lieu de travail et un budget logement-transport acceptable. La précarisation du travail, l’arbitrage de localisation résidentielle entre les membres actifs du ménage, parfois le double domicile, la pendularité de longue distance, mais aussi la globalisation des marchés qui implique des déplacements professionnels toujours plus éloignés, sont autant de facteurs explicatifs du recours à l’automobile. A ces facteurs s’ajoute l’effet structurant des infrastructures (transports, services, offre de logements…) qui organisent le territoire. La morphologie institutionnelle et spatiale de ce dernier, ajoutée à la sectorisation des politiques (logement, transport, urbanisme), conditionne fortement les possibilités offertes aux ménages de modifier leurs manières de se déplacer.

Certes, on peut toujours mettre en avant la place symbolique de la vitesse, ou du sentiment de liberté procuré par l’automobile, l’attrait pour le caractère innovant ou moderne des technologies de transport. On peut aussi montrer du doigt le caractère fortement individualiste de l’individu en société. Mais cela ne caractérise pas l’ensemble des ménages pour lesquels la voiture représente plutôt un instrument de facilitation de la vie quotidienne, centrée autour de cet enjeu premier qu’est la possibilité de se rendre à son travail. La fonction première de la voiture (se déplacer) est alors d’autant plus renforcée que la possession d’un permis et d’une voiture en propre fonctionne comme une ressource et représente une assurance supplémentaire sur un marché de l’emploi largement saturé.

Se déplacer efficacement pour gérer un quotidien toujours plus complexe

Contexte de changement climatique ou pas, la fonction utilitaire de la voiture pour les uns ou de l’avion pour d’autres, reste associée à une image de confort, de gain de temps et de facilité de vie au quotidien. Les usages sociaux de l’automobile sont déterminés par une logique d’utilisation guidée par une rationalité de type « individualiste », « à court terme » et « contrainte ». La perception du caractère impératif de certains déplacements ne favorise pas le changement des comportements automobilistiques. Dans un pays comme la France, 85 % des déplacements motorisés peuvent être associés au travail. Cette mobilité domicile-travail, perçue comme associée à un usage « obligé » de l’automobile reste relativement stable (1). Par contre, les autres types de déplacements (domicile-école, domicile-loisirs…) sont en hausse, avec une dépendance forte entre les sphères du travail, du domicile, du loisir et de l’engagement (activités publiques) qui se traduit par une imbrication des formes de mobilité. Les temps de déplacement n’y sont plus des temps intermédiaires, mais des temps sociaux à part entière.

La mobilité n’est donc pas seulement réductible à une question de transports. Elle se construit par le jeu de contraintes liées aux lieux et aux modes de déplacements, combinées à des choix de vie et de résidence.

L’étalement urbain comme facteur aggravant, mais aussi comme conséquence

Au cours des vingt dernières années, en France et dans de nombreux pays européens, l’habitat s’est développé en banlieue, puis en couronnes concentriques, dans des zones de plus en plus éloignées. Facteur facilitateur de l’accès au logement (notamment au rêve pavillonnaire), ce « desserrement » urbain a conduit les ménages à s’installer en périphérie. Faute de transports collectifs adéquats, ce phénomène de migration spatiale s’est accompagné d’une augmentation du recours à la motorisation.

La périurbanisation de l’habitat a nécessité à son tour des aménagements qui présentent la particularité d’une sectorisation des fonctions urbaines sous forme de zonages excentrés (loisirs, tertiaire, production…). Cette reconfiguration fonctionnelle a non seulement engendré une modification de la géographie des déplacements, mais aussi une augmentation des flux périphériques. (2) A l’échelle européenne, l’analyse de la coordination urbanisme-transports montre que les régimes urbains préexistants et les morphologies spatiales conditionnent fortement les possibilités d’évolution vers des solutions plus efficaces en matière de politique de déplacements urbains. On constate que dans la plupart des cas, des logiques économiques (développement d’infrastructures, politique industrielle de promotion de technologies innovantes…) ou politiques (concurrence entre collectivités vis-à-vis du passage des grandes infrastructures (TGV, tunnels, autoroutes…) prévalent lors des arbitrages politiques. Régie par des impératifs économiques ou politiques, la planification urbaine et les politiques d’aménagement du territoire fonctionnent comme des instruments aux mains des politiques. Elles font alors peu de place aux effets des infrastructures sur l’environnement et les transformations socio-spatiales. A charge pour les usagers de se soumettre aux différents outils de régulation (péages, stationnements payants, limitation de vitesse…).

Un parc automobile plus performant mais… des trajets toujours plus longs

Après le logement, et devant l’alimentation, la part du budget que les ménages consacrent aux transports est la plus élevée. Ils réalisent les deux tiers de leurs déplacements en voiture (3). Et si l’on constate bien une montée en gamme du parc automobile, elle ne concerne que les ménages à haut revenu. Chez les ouvriers et employés, on observe par contre une forte baisse des immatriculations neuves, au profit des véhicules d’occasion et diesel (plus de la moitié du parc).

Quant aux gains de vitesse générés par l’amélioration des réseaux de transports, ils ont eu pour conséquence de contribuer à l’étalement urbain du fait que, à budget-temps constant, les ménages ont pu choisir de s’éloigner davantage des centres urbains. Et malgré l’amélioration des transports collectifs (fréquence, réseau de desserte, rapidité des liaisons…) (4), les reports modaux de l’automobile restent par ailleurs modestes, probablement parce que les transports publics ne parviennent pas à concurrencer la voiture en termes de déplacements ou de sentiment de liberté et d’autonomie.

L’usage du train et de l’avion en hausse constante. Bien qu’en concurrence sur certains trajets, les parts de l’avion et du train dans le budget des ménages ont fortement augmenté. L’arrivée des charters, des compagnies low cost (qui captent près de 10 % des passagers), le développement des lignes régulières, l’ouverture du marché intérieur à la concurrence et l’extension des aéroports, le développement du tourisme international, ont contribué à cette démocratisation du recours au transport aérien (5). Les chiffres sont éloquents : la proportion de personnes de plus de 15 ans ayant pris l’avion est passée de 9 % en 1980, à 26 % en 2004. On observe par ailleurs une tendance à l’allongement progressif des longueurs moyennes d’étapes pour les vols réguliers (6). Grâce au développement du TGV et à l’ouverture de l’Eurostar et de Thalys, le transport ferroviaire a connu une augmentation en volume comparable.

Une mobilité aux multiples facettes

La facilité accrue à se déplacer, conséquence de la diffusion de l’automobile et de l’équipement en infrastructures routières qui l’accompagne, engendre des pratiques modales multiformes et complexes. Elles résultent de la combinaison de plusieurs paramètres au nombre desquels on trouve le lieu de résidence, le type de ménage, le but du déplacement, les infrastructures de transport disponibles, mais aussi le moyen de locomotion adopté et le budget qui lui est consacré.

Une mobilité liée aux raisons des déplacements

Un premier type de mobilité concerne l’ensemble des déplacements de la vie quotidienne (déplacements de type sauts de puce pour le travail, les courses, l’école, les loisirs), caractérisés par des temps courts et une relative proximité. Ils nécessitent soit d’utiliser les transports en commun, soit d’aller à pied, à vélo ou à moto. A ce premier type de mobilité s’ajoutent les déplacements professionnels de type pendulaires et journaliers qui renvoient à des temporalités plus longues, et à des espaces-temps plus éloignés (recours plus fréquent au train et à l’avion, voire à l’automobile). A ces deux types de mobilité viennent se greffer des mobilités plus ponctuelles liées à des voyages plus ou moins longs qui peuvent être professionnels ou d’agrément et qui se caractérisent par le recours quasi général à des moyens de locomotion tels l’avion ou la voiture.

Une mobilité liée aux modes de vie et au travail

La communauté scientifique distingue trois grandes catégories de mode de vie qui influencent les pratiques de mobilité autour de la combinaison entre inscription territoriale et niveau de vie en zone urbaine (7) :

  • Le mode de vie citadin caractérisé par une localisation résidentielle en centre-ville et un lieu de travail situé à proximité. Les modes de transports privilégiés sont les transports en commun ou les déplacements à pied et à vélo. Ce mode de vie est propre aux ménages sans enfants et aux personnes seules, plutôt jeunes.

  • Le mode de vie rurbain (dit aussi « californien ») est associé à des familles avec enfants résidant dans le tissu périurbain qui ont largement et très souvent recours à la voiture, qu’elles possèdent en double souvent, pour se déplacer.

  • Le dernier mode de vie est qualifié de métropolitain, car inscrit dans un réseau de villes qui nécessite d’avoir recours à des modes de transports rapides tels l’avion ou le TGV. Cette localisation résidentielle concerne davantage les ménages à hauts revenus que les autres.

Une mobilité liée aux propriétés sociales

L’accession généralisée à la motorisation masque des différences d’équipement notables qui se traduisent par des pratiques de renouvellement et d’entretien également différenciées de la voiture. En effet, le mode d’équipement des ménages dépend de leur niveau de vie, mais aussi des positions différenciées que chacun occupe dans le cycle de vie. Les inégalités économiques et sociales habituelles ont donc un rôle considérable non seulement dans la distribution du parc automobile, mais aussi dans le rapport à l’automobile (8). On distingue en fait deux sous-parcs tout à fait spécifiques, un sous-parc automobile vieux, peu entretenu, et un sous-parc automobile constitué de véhicules récents, plus régulièrement entretenus. Deux contextes sociologiques y contribuent : l’un réfère à l’influence du revenu et des conditions de vie, l’autre réfère au mode d’insertion professionnelle. L’âge et l’activité professionnelle jouent aussi un rôle important dans la fréquence d’utilisation des véhicules. Selon que l’on travaille ou pas, on observe également des différences d’attitudes vis-à-vis de l’automobile : les actifs tendent à posséder des véhicules en meilleur état de fonctionnement, qu’ils changent plus souvent et qu’ils font vérifier régulièrement. Les inactifs paraissent moins précautionneux, faute du budget adéquat, mais aussi du fait qu’ils roulent moins.

Par ailleurs, les politiques d’aménagement du territoire et celles des transports ont des conséquences différentes selon les ménages. Si la voiture est un objet technique qui s’est fortement démocratisé, de fortes inégalités sociales apparaissent dans le mode et le taux d’équipement. Les ménages à faible revenu tendent en effet à résider dans les banlieues où le coût du logement est moindre. Or, plus on est vulnérable sur le plan financier, plus on habite dans des zones éloignées et mal desservies par les transports en commun. Paradoxalement donc, plus on descend dans l’échelle sociale, plus le budget consacré aux déplacements est important. Et cette caractéristique s’aggrave avec le jeu des outils tarifaires (péages, stationnements payants…).

Quand les flux structurent la mobilité

Les techniques de transports organisées autour d’infrastructures de circulation rapides ont joué un rôle fondamental dans le processus de concentration qui contribue à générer des effets de métropolisation, avec une desserte discontinue des territoires qui modifie les centralités urbaines. Les villes sont alors de plus en plus ordonnées par les flux et les modes de déplacements (9). La tendance observée aujourd’hui est donc celle de ménages raisonnant à partir de leur localisation résidentielle.

Le sentiment de maîtriser ses itinéraires et ses contraintes temporelles tend à engendrer une subordination des choix de destination à la possibilité d’utiliser sa voiture (alors que la destination pourrait fort bien être l’élément déterminant du choix du mode de déplacement).

Le développement croissant d’un mode d’insertion sociale par la connexité tend alors à placer de plus en plus de ménages sans automobile dans une situation dramatique. La voiture est devenue un instrument de mobilité tel que le fait de ne pas en posséder devient un facteur d’exclusion sociale. Et comme les moyens de transport conditionnent les accessibilités et les connexités, ils contribuent à de véritables coupures urbaines rendant certains réseaux inaccessibles. Ainsi, dépendants des infrastructures routières et des transports, nombre d’habitants restent captifs de l’offre.

Enrayer l’hypermobilité, un véritable choix de société

L’approche technique et positive de la vitesse, en permettant d’améliorer l’efficacité moyenne des modes de transport, a conduit en fait à l’allongement des trajets : on parcourt aujourd’hui une distance journalière dix fois plus importante qu’il y a 50 ans. Ce paradoxe (10), qui rend compte des transformations de la mobilité, décrit sous le nom de conjoncture de Zahavi, se traduit par le fait que les gains temporels sur une même distance ne s’accompagnent pas d’une diminution des déplacements, mais d’un allongement des déplacements. On parle de « la loi de constance des budgetstemps de transports ». L’accessibilité primant sur les enjeux de proximité, l’accroissement des vitesses a pour conséquence directe une augmentation des distances parcourues, qui met en cause de fait l’idée de densifier les villes. A contrario, cela autorise le processus d’extension périurbaine et l’installation toujours plus loin des lieux de travail et de consommation.

Si le processus d’hypermobilité que nous venons de décrire se poursuit et si l’on continue de faire le pari d’une plus grande sophistication des technologies pour résoudre les problèmes actuels d’encombrement et de concentration des pollutions (11), on court le risque de créer davantage de problèmes qu’on en résout. En effet, développer des moteurs moins polluants, donc plus éco-performants, constitue une autorisation à privilégier des modes de déplacements particulièrement polluants, tout en déculpabilisant vis-à-vis des impacts sur le climat. Les ménages vont de fait tendre à accepter plus facilement de vivre en dehors des centres urbains, contribuant ainsi à cet étalement de l’habitat qui porte préjudice à l’environnement. Et si, parallèlement, se développe la société virtuelle (la multiplication des télécommunications, le télétravail…), cela risque fort de renforcer ce schéma de décentralisation et, par contrecoup, de faire progresser les transports longue distance et le recours au transport aérien.

 

1 - « Les Français et les transports collectifs », 2006, Enquête SOFRES.
2 - Kaufmann, V., Barbey, J., 2005, « Politiques des transports : état des lieux de la recherche française avant le predit 3 », « 2001 Plus… » Synthèses et recherches, DRAST, n° 67.
3 - « Le budget transports des ménages depuis 40 ans. La domination de l’automobile s’est accrue ». INSEE Première, 2005, n° 1039.
4 - « Les déplacements domicile-travail amplifiés par la périurbanisation », INSEE Première, 2007, n° 1129.
5 - « Le TGV et l’avion : une complémentarité qui se développe ». Les Notes thématiques, n° 4, 2006, DGAC.
6 - « Transport aérien de passagers et effet de serre », IFEN, 2004, Les données de l’environnement, n° 97.
7 - Kaufmann, V., 1999, « Mobilité et vie quotidienne : synthèse et questions de recherche » « 2001 Plus… » Synthèses et recherches, DRAST, n° 48.
8 - Zélem, M. C., Golovtchenko, N., 2003, « La place des usagers dans les politiques de réduction des pollutions automobiles », in : Gendron, C, Vaillancourt, J-G., (eds), Développement durable et participation publique, Presses Universitaires de Montréal, chap.10 : pp. 173-205.
9 - De jouvenel, H., Lamblin, V., Theys, J., (dirs), 2003, « Radioscopie de la France en mutation, 1950-2030 : l’évolution socio-économique, les modes de vie, les territoires, les villes, la mobilité et l’environnement »), Paris, groupe Futuribles. www.equipement.gouv.fr.
10 - Halleux, J-M, 2001, « Évolutions des organisations urbaines et mobilités quotidiennes : espace de référence et analyse des processus », L’Espace géographique, n° 1, pp. 67-80.
11 - Adams, J., 2000, « L’hypermobilité », Londres, Prospect.

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