« Les défis à affronter sont nombreux. Les chemins qui seront empruntés dans l’avenir commencent seulement à se dessiner, mais il est d’ores et déjà clair qu’un mouvement de fond est engagé. »
2009
L’idée de démocratie participative, quelle que soit sa forme, fait l’objet de critiques multiples. Pour les uns, dans une perspective radicale, seuls les mouvements sociaux sont à même de transformer le mépris social des catégories dominées en invention d’une nouvelle conception de la citoyenneté fondée sur une « lutte pour la reconnaissance » (Axel Honneth, 2000). A défaut, dans cette optique, la citoyenneté n’est qu’une mystique qui ne tient pas ses promesses d’universalisme « ni à l’extérieur, où elle repousse l’étranger, ni à l’intérieur, où elle confine ce qui dérange » (Numa Murard, 2009).
Pour d’autres, dans une veine plutôt conservatrice, l’introduction des formes de démocratie directe aux côtés de la démocratie représentative ferait basculer cette dernière dans la démocratie d’opinion, la démagogie et le populisme. Ce type de critiques, venant plutôt des élites politiques et journalistiques, monte en puissance au fur et à mesure que les partis politiques traditionnels perdent de leur emprise sur le monde social, d’une part, et que des formes de démocratie plus directe se répandent, d’autre part (forums et blogs sur internet, référendums, émergence de la démocratie participative dans le débat politique public, etc.).
Par ailleurs, de nombreuses critiques émanent également des mouvances qui souhaitent améliorer et développer les formes actuelles de démocratie participative en France. On peut citer par exemple : la double asymétrie qui règne au sein de ces démarches, premièrement, entre les institutions et la société civile, deuxièmement, entre les couches moyennes éclairées et les populations défavorisées ; les tentations, de la part des pouvoirs en place, d’instrumentaliser la participation des citoyens pour prévenir toute contestation trop véhémente ; son cantonnement trop fréquent dans le localisme sans prise réelle sur les enjeux de la décision ; les risques de constitution de nouvelles élites qui capteraient l’ensemble des pratiques participatives ; ou, plus généralement, le flou conceptuel de la notion même de « démocratie participative », dont le statut demeure ambigu, entre le complément et l’alternative à la démocratie représentative.
Toutes ces critiques ont été largement diffusées, notamment par la recherche en sciences sociales, depuis une quarantaine d’années. Elles n’ont pas entravé la vitalité des initiatives et des expériences en France, qui se sont souvent orientées vers l’aide à l’intégration des milieux populaires au processus participatif, sous forme d’« ateliers populaires d’urbanisme », de « groupes de qualification mutuelle », de « théâtre forum », ou, comme à Roubaix, d’« Université populaire et citoyenne » (Vincent Boutry, 2009).
Rappelons, également, que l’idée de démocratie participative a reçu une consécration institutionnelle par la loi Vaillant de 2002 (sur la démocratie de proximité), qui oblige à la création de conseils de quartier dans les villes de plus de 80.000 habitants, d’une part, et, d’autre part, qui institue la Commission nationale de débat public (CNDP) en autorité indépendante des pouvoirs publics.
Par ailleurs, l’esprit de la démocratie participative s’est répandu dans de nombreux pays étrangers avec des initiatives d’envergure tant locale que nationale.
Parmi les modèles les plus connus, citons les jurys citoyens (Anja Röcke et Yves Sintomer, 2005) sur les problèmes locaux, et les conférences de consensus (Dominique Bourg et Daniel Boy, 2009) concernant des questions d’envergure plus générale, aux implications complexes sur les groupes sociaux (surveillance électronique, biotechnologies et nanotechnologies, organismes génétiquement modifiés, etc.). Dans les deux cas, il s’agit de constituer des panels aléatoires de citoyens, qui, après des séances de formation et de discussion avec des experts compétents, doivent produire un avis étayé sur les sujets abordés.
Mais le modèle le plus intéressant, dans notre perspective de démocratisation de la gouvernance urbaine, est celui dit du « budget participatif », qui s’est largement développé dans le monde depuis son élaboration à Porto Alegre au Brésil en 1988. Ce modèle, lui aussi très abondamment commenté, a instauré une nouveauté radicale en comparaison des initiatives existantes de participation dans la gestion urbaine. D’une part en effet, la population concernée dispose d’un pouvoir réel d’influence sur les décisions d’affectation d’une partie du budget communal ; d’autre part, le processus de démocratie participative est organisé de façon très rigoureuse, afin d’élargir le plus possible les possibilités d’intervention des citoyens sur les projets qui les concernent. Ainsi, à Porto Alegre, au cours des quinze années de fonctionnement de cette initiative, le processus participatif se déroule comme suit : des propositions sont d’abord votées quartier par quartier au sein d’assemblées de citoyens qui élisent des représentants ; puis, elles sont synthétisées et arbitrées dans le cadre d’un conseil élargi, où se confrontent les points de vue entre portes- paroles directs des citoyens et techniciens de la gestion municipale. De plus, la démocratie participative ici s’accompagne d’une prise en compte de la justice sociale : un effort de redistribution en termes d’équipements et de services publics, est fait en direction des quartiers les plus défavorisés.
Quelles leçons peut-on dégager de ce modèle de démocratie par le budget participatif ? Contrairement à ce qui est souvent mis en avant, ce n’est pas la soumission d’une partie des ressources municipales à l’influence d’un processus participatif qui nous semble le plus important. Nous insisterons plutôt sur les caractéristiques de la démarche engagée à Porto Alegre pour orienter les décisions : un processus long, quasi- continu, comprenant des étapes de confrontation et de synthèse. Il y a là les ingrédients pour initier une véritable démocratie délibérative, suivant les principes d’un échange argumentaire informé, de l’inclusion d’un maximum de citoyens à la démarche (potentiellement au moins), et de la publicité des débats sur les questions en conflit. Autrement dit, ce qui nous semble prioritaire, c’est d’organiser une telle démocratie délibérative autour des grands enjeux de la gestion municipale, en amont, pour orienter les décisions, et en aval, pour en évaluer les effets et les implications sur les groupes sociaux. Et non de se focaliser sur les aspects technico-financiers de la décision elle-même, et ce, sur une partie seulement des ressources municipales (on constate d’ailleurs que les budgets participatifs portent sur des ressources financières restreintes, dans les expériences, au Brésil et ailleurs, consécutives à celle de Porto Alegre).
En conclusion, à l’observation de l’évolution historique des démarches de démocratisation de la gouvernance urbaine, d’une part, de la richesse et de la variété des initiatives participatives en France comme dans une grande partie du monde, d’autre part, on peut souscrire au constat de Yves Sintomer : « Les défis à affronter sont nombreux. Les chemins qui seront empruntés dans l’avenir commencent seulement à se dessiner, mais il est d’ores et déjà clair qu’un mouvement de fond est engagé. » (Yves Sintomer, 2009, p.10).