Le long chemin pour soumettre les entreprises transnationales au régime des droits humains
Chantal PEYER, Daniel HOSTETTLER
12 / 2009
Malgré leur énorme montée en puissance liée à la globalisation, les entreprises privées échappent encore trop souvent à leurs obligations en matière de droits humains. Ce fait est aujourd’hui reconnu par la communauté internationale, mais le débat quant aux remèdes est encore loin de faire l’objet d’un consensus.
En 2003, au sein des Nations Unies, certains lobbies économiques se sont opposés avec succès à l’adoption de normes contraignantes s’appliquant directement aux sociétés transnationales en matière de droits humains. Aujourd’hui, le débat a pris une nouvelle tournure sous la direction du Représentant spécial pour la question des droits de l’homme et des sociétés transnationales et autres entreprises, John Ruggie. Cet article présente une analyse succincte ce débat. Puis il présente les motivations des organisations non gouvernementales qui demandent un cadre international plus contraignant.
Les termes du débat au sein des Nations Unies
Plusieurs démarches ont eu lieu ces dernières années pour contraindre les entreprises à respecter et promouvoir les droits de l’homme. C’est le fruit notamment des efforts des organisations de la société civile, qui ont régulièrement dénoncé par des campagnes les pratiques des multinationales contraires aux droits de l’homme – par exemple, la commercialisation agressive d’aliments pour bébé de Nestlé. Parallèlement, divers processus politiques ont eu lieu au sein des Nations Unies. Ces processus modifient les termes du débat et – même s’ils sont controversés – contribuent à faire progresser la compréhension quant à la responsabilité – légale et politique - des entreprises en matière de droits humains. Il convient ici de mentionner en particulier la tentative d’adopter des normes contraignantes pour les entreprises privées dans le cadre de l’ONU (1).
Les normes de l’ONU
En 2003, suite à plusieurs années de travail et à un large processus de consultation, les « normes de l’ONU sur la responsabilité en matière de droits de l’homme des sociétés transnationales et autres entreprises » ont été adoptées à l’unanimité par la Sous-commission de la promotion et de la protection des droits de l’homme. Elles ont été transmises pour discussion à la Commission des droits de l’homme. Il s’agit du premier document de droit international visant à rendre les entreprises directement responsables de leurs agissements en matière de droits humains. Les entreprises auraient été contraintes par les normes de l’ONU de s’abstenir de toute activité qui viole les droits de l’homme et la protection de l’environnement. Elles auraient aussi dû s’engager à protéger et promouvoir ces droits. Enfin, elles auraient dû rendre compte, de manière transparente, de leurs activités et payer des compensations en cas de non-respect des droits humains.
Ces normes de l’ONU n’ont eu aucune chance de succès devant la Commission des droits de l’homme. L’un des points les plus critiques était leur caractère contraignant. Les associations économiques et certains gouvernements étaient opposés à des normes contraignantes et préféraient des instruments volontaires. Et ce même si les expériences décevantes avec de telles initiatives volontaires, comme le Pacte mondial (2), étaient justement l’une des raisons qui avaient convaincu la Sous-commission de la nécessité d’un mécanisme contraignant.
Le mandat de John Ruggie
Le rejet des normes de l’ONU par la Commission des droits de l’homme a constitué un revers cuisant. La Commission n’a cependant pas abandonné la question, mais exigé – dans une résolution en 2005 – l’engagement d’un Représentant spécial pour la question des droits de l’homme, des sociétés transnationales et autres entreprises. Le Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, a ainsi nommé à ce nouveau poste le professeur John Ruggie, alors Conseiller spécial pour le Pacte mondial (3).
Le mandat de Ruggie, limité d’abord à deux ans, consistait avant tout à identifier et analyser d’une manière systématique les mécanismes existants en matière de responsabilité sociale des entreprises ainsi que le rôle des États. Ruggie devait compiler les bons exemples et développer des méthodes pour évaluer les effets des activités économiques sur les droits de l’homme. Le rapport présenté par Ruggie en 2007 ayant été considéré comme insuffisant, son mandat a été prolongé d’un an.
Le rapport final présenté par Ruggie en juin 2008 devant le Conseil des droits de l’homme nouvellement créé, a reçu davantage d’approbation. Il ne propose pas solution définitive, mais un cadre d’analyse qui clarifie certains concepts légaux et définit la responsabilité des différents acteurs – États et entreprises – en matière de droits humains. En outre, Ruggie a donné une forme cohérente aux questions essentielles concernant l’indemnisation des victimes.
Le cadre légal
Élément central du rapport final, le cadre légal repose sur trois principes :
L’État a le devoir de protéger les droits de l’homme.
Les entreprises ont la responsabilité de respecter les droits de l’homme.
L’accès à des voies de recours doit être garanti.
Ruggie souligne que les accords internationaux attribuent aux États le devoir de protéger les droits de l’Homme. Concrètement, cela signifie que les gouvernements ont la responsabilité de surveiller les activités des entreprises dans ce domaine. Les entreprises, quant à elles, ont l’obligation de respecter – donc de ne pas enfreindre – les droits humains. Ruggie ancre ainsi au plan international une obligation pour les entreprises, sur laquelle pourront s’appuyer des développements ultérieurs.
La faiblesse de ce cadre est qu’il propose très peu de propositions concrètes. Ruggie donne néanmoins les précisions suivantes:
Le devoir des Etats
Les gouvernements ont la responsabilité de protéger (« state duty to protect ») les citoyenne-s, travailleurs/euses, les communautés traditionnelles, contre des abus les droits humains commis par des entreprises nationales ou transnationales. Concrètement ils doivent adopter des lois et régulations qui permettent de contrôler les agissements du secteur privé. Ruggie reconnaît néanmoins que, dans les pays en développement, la mise en Ĺ“uvre de la loi constitue souvent un défi pour des gouvernements pauvres, qui veulent attirer des investissements étrangers et cèdent aux demandes d’exemptions fiscales ou juridiques des firmes. A cet égard, il souligne que les gouvernements des pays industrialisés – siègent d’une majorité de sociétés transnationales - doivent effectuer un travail de sensibilisation auprès des entreprises et exiger plus de transparence de la part de ces dernières. En outre, les gouvernements des pays riches, devraient adopter de nouvelles mesures dans les domaines où ils ont un impact direct : les entreprises publiques, les achats publics, les accords d’investissement et les assurances contre les risques à l’exportation.
La responsabilité des entreprises
Les entreprises quant à elles ont la responsabilité de respecter les droits humains. Donc de ne pas commettre d’abus. Leur responsabilité ne s’arrête pas aux droits fondamentaux du travail : les entreprises ont la responsabilité de respecter TOUS les droits humains énumérés dans la Déclaration Universelle des droits de l’Homme et dans les principales Conventions des Nations Unies. Elles doivent pour cela élaborer des directives internes et les intégrer dans leur processus de gestion. Ruggie propose une série d’instruments que les entreprises devraient utiliser avant, pendant et après un investissement ou échange commercial pour évaluer, mesurer et démontrer son impact sur les droits de l’homme. Cela implique de mettre en place une forme de « principe de précaution » (due diligence). Et de rendre des comptes de manière standardisée et accessible publiquement.
L’accès à des voies de recours
Enfin, en dernier lieu, John Ruggie souligne la nécessité de disposer de voies de recours efficaces pour les victimes : celles-ci doivent pouvoir déposer plainte en cas d’abus de leurs droits, devant différents organes. Son rapport se concentre plus sur les mécanismes non juridiques. Il exige que ces instruments soient indépendants, ouverts au public et transparents, et qu’ils garantissent aux victimes un accès à l’information, au conseil et à l’expertise. Les mécanismes soutenus par les États (state-based non-judicial mechanisms), comme les Principes directeurs de l’OCDE ou les instituts nationaux des droits de l’homme, devraient également satisfaire à ces critères. En effet, si Ruggie voit un grand potentiel dans ces deux instruments, son analyse s’avère critique envers leur fonctionnement actuel.
Second mandat de Ruggie
Étant donné le manque de propositions concrètes, le rapport final de 2008 soulève autant de questions qu’il donne de réponses. C’est pourquoi le Conseil des droits de l’homme a décidé de prolonger le mandat de Ruggie pour trois années supplémentaires (2008-2011). Il a reconnu la nécessité de concrétiser davantage le cadre légal, afin de protéger les individus et les communautés contre les violations des droits de l’homme par les entreprises. Dans sa résolution, le Conseil a exigé l’élaboration de recommandations claires, ainsi que des directives concrètes sur la responsabilité des entreprises.
Grâce au processus Ruggie, le débat sur l’insuffisante réglementation des entreprises en matière de respect des droits de l’homme a gagné en dynamisme. On ne sait pas encore cependant quels résultats concrets produira ce processus. Cela dépendra notamment de la manière dont les États et les multinationales vont relever le défi. Leurs mesures ponctuelles et non coordonnées ne traduisent souvent pas une stratégie durable, mais servent plutôt à leur image publique. Et ne rendent guère justice à la problématique.
Le processus Ruggie exige de revoir les mesures actuelles, de reconnaître les lacunes et de créer des instruments contraignants, afin de renforcer les engagements de l’économie en matière de droits de l’homme.
Les termes du débat pour les organisations non gouvernementales : le cas des Ogoni du Nigéria et de leur action contre Shell illustre la nécessité de développer des mécanismes internationaux de recours juridique
Pour de nombreuses organisations non gouvernementales, dont Pain pour le prochain, John Ruggie devrait aller plus loin, particulièrement dans l’exploration des mécanismes de plaintes juridiques. En effet, les victimes d’abus commis par des sociétés transnationales ne peuvent souvent pas obtenir réparation devant les tribunaux de leurs propres pays. Il est donc nécessaire de développer des mécanismes de plaintes et des voies de recours efficaces au niveau international. L’exemple du procès menés par le peuple Ogoni (Nigéria) contre Shell est à cet égard exemplaire.
Pour porter plainte contre la compagnie pétrolière, les représentants du peuple Ogoni, ont eu recours à la justice américaine. En effet, aux États-Unis, l’Aliens Tort Claims Act (ATCA) – une loi datant du XVIIIe siècle et qui a été remise à l’ordre du jour dans les années 80 (affaire Filártiga c/ Peña Irala) - permet à la victime d’une violation grave des droits de l’homme de chercher réparation à travers une procédure civile, même si la violation n’a pas eu lieu sur le sol américain.
Les faits dont Shell était accusé remontent à 1995. Cette année là, six militants du peuple Ogoni, dont le leader charismatique Ken Saro-Wiwa, sont arrêtés au Nigéria par la junte militaire, accusés de meurtre, puis condamnés à mort après un procès sommaire. Pour le peuple Ogoni, le procès était un montage visant à l’élimination d’opposants devenus embarrassants pour le régime et pour l’industrie pétrolière. En effet, les intérêts en jeux sont énormes : Shell Petroleum Development Company of Nigeria est le plus grand exploitant de pétrole du delta du Niger et, grâce à 1000 puits et 6000 kilomètres de pipelines et flowlines, la compagnie est capable d’extraire un million de barils de pétrole par jour. A partir du début des années 90 cependant, l’exploitation de l’or noir est troublée par les manifestations de communautés locales, qui accusent Shell de contaminer l’eau, l’air et les terres du Delta du Niger. Les habitants se plaignent des fuites de pétrole, liées à un entretien aléatoire des pipelines et infrastructures. Au total, en cinquante ans, 1,5 million de tonnes d’or noir se seraient déversés dans le Delta du Niger. Ce qui équivaut à un « Exxon Valdez » par année. Les fuites détruisent l’écosystème et polluent les sources d’eau dont dépendent les habitants pour vivre (pêche, alimentation, cuisine, etc.). L’autre plainte des communautés locales concerne le « gas flaring » (brûlage de gaz), une pratique qui consiste à brûler les rejets de gaz naturels issus de l’exploitation du pétrole. Cette pratique a des conséquences néfastes : elle émet des quantités considérables de CO2 dans l’atmosphère et libère dans l’air des substances toxiques qui polluent les terres et engendrent des maladies chroniques parmi la population (bronchites, rhumatismes, problèmes aux yeux).
Lorsque les habitants du Delta du Niger se sont organisés pour défendre leurs droits et leur habitat, ils ont dû faire face à la répression du régime. Aidé, accusent-ils, par Shell. Les accusations de complicité portées contre la compagnie sont graves : elle aurait aidé à équiper les forces de sécurité gouvernementales, aurait contribué à des rafles dans la région et aurait engagé certaines des troupes qui ont tirés sur les villageois qui protestaient contre la construction d’un pipeline dans les années 90. Shell aurait également patricipé à la corruption de témoins, lors du procès de Ken Saro Wiwa et des autres leaders Ogoni en 1995.
Pour dénoncer ces agissements de Shell, des représentants du peuple Ogoni ont donc déposé une plainte devant la justice américaine, par le biais de l’Aliens Tort Claims Act (ATCA). Et, le 8 juin 2009, ils ont obtenus un succès important : la compagnie pétrolière Shell s’est engagée à leur verser 15,5 millions de dollars de dédommagement. Shell n’aura pas été condamné par la cour de District de New York, puisque le procès a été suspendu un jour avant son ouverture, suite à l’accord financier négocié par la compagnie… N’empêche, Shell aura vu toutes ses tentatives pour déclarer le cas « non valable » devant la justice américaine déboutées. Et n’aura eu comme seule porte de sortie à un procès public qu’un accord financier conséquent qui constitue aux yeux de beaucoup une sorte de demi-aveu. Ce cas montre que pour obtenir réparation, les victimes d’abus des droits humains commis par les entreprises transnationales – et leurs filiales - ont besoin de juridictions internationales, de procédures de consultations claires et de voie de recours. Si un cadre légal et des voies de recours efficaces existaient au niveau international et si le débat au sein des Nations-unies progressait avec des propositions concrètes, les victimes d’abus n’auraient plus besoin de recourir à l’ACTA, une loi datant du XVIIIe siècle…
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, Nigéria
Responsabilité sociale des entreprises
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Texto original
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