L’époque des French doctors et d’un humanitaire qui ne serait qu’occidental est révolue. Le monde a changé. Comme l’analyse Pierre Micheletti, président de Médecins du Monde, les organisations humanitaires doivent s’adapter… ou renoncer.
Dans votre livre (1), vous jetez un regard sans concession sur le monde de l’humanitaire. Vous dites : « le mouvement humanitaire moderne souffre d’anachronisme ». Qu’entendez-vous par là ?
Pierre Micheletti : Le mouvement humanitaire moderne, celui de la génération des sans frontières, est condamné à s’adapter. Né il y a quarante ans, il est le fruit d’un monde occidental, et plus particulièrement du monde occidental, conquérant et dominateur, tel qu’il existait au sortir de la Seconde guerre mondiale. Or, le monde a changé. Il s’est rééquilibré sur le plan socio-économique et de nouvelles puissances ont émergé. Qui eut cru à cette époque que l’Egypte, le Nigeria et l’Afrique du Sud auraient l’impudence de demander à être membre permanent du Conseil de sécurité de l’ONU ?
Des questions plus identitaires se posent également. Aujourd’hui, ce n’est pas parce qu’on est blanc et qu’on a un stéthoscope qu’on est considéré comme le sauveur et qu’on déroule le tapis rouge devant nous. Partout dans le monde, il y a une énorme revendication d’altérité, tant de la part des gouvernements que des populations et des acteurs sociaux.
Le mouvement humanitaire moderne peut devenir anachronique, ou l’est devenu, parce que, malgré cette revendication d’altérité et ce rééquilibrage du monde, il n’y a toujours qu’un seul groupe de pays qui prétende faire de la solidarité humanitaire d’urgence et il s’agit du monde occidental. En Chine, en Inde, au Brésil ou ailleurs sont réunies les conditions pour que des formes organisées de la société civile puissent faire de la solidarité internationale.
Ce constat est-il partagé par bon nombre, si ce n’est l’ensemble des acteurs de l’humanitaire ?
P.M. : Je crois qu’intuitivement il commence à être ressenti. Mais c’est poussé par des mécanismes plus aigus et plus violents, autour des questions de radicalisation religieuse ou ethnique - qui sont des déclinaisons violentes de cette revendication identitaire -, qu’il est en train de s’imposer à nous. Autrement dit, comme souvent dans le milieu humanitaire, c’est un contexte de crise qui va nous amener à nous poser des questions sur l’évolution de notre environnement.
Au-delà des acteurs humanitaires, cette idée d’un occident civilisateur est encore très présente dans la société, entretenue par les discours du président de la république sur la « politique de civilisation ».
P.M. : Il y a aussi eu le débat sur l’inscription dans les livres d’histoire du caractère positif de la colonisation. Je pense que, d’une manière générale, peu de gens sont au clair sur les évolutions du monde. Prenons l’exemple de l’acquisition d’Arcelor par Mittal Steel. Sans être élitiste, je pense que, dans la population française, beaucoup se sont étonnés que des « va-nu-pieds » comme les Indiens achètent un des fleurons de la sidérurgie européenne. Les analyses macroéconomiques montrent pourtant que ce n’est qu’un symptôme avant-coureur de tendances lourdes. Sur les 500 plus grandes entreprises mondiales, une quarantaine sont déjà chinoises et une vingtaine indiennes.
Vous écrivez d’ailleurs : « les ONG doivent contribuer à faire évoluer les représentations parfois stéréotypées, arrogantes qui prévalent sur l’état du monde ».
P.M. : Je crois qu’on est un peu – et je le dis de façon modeste – des passeurs de mondes. Les ethnologues ont l’habitude de dire qu’il faut être extérieur à une société pour être capable d’en décoder certains mécanismes. L’une des originalités de l’expatriation humanitaire est qu’elle met en situation d’observer d’autres sociétés. Elle donne des clefs de lecture que, consciemment ou non, on utilise au retour pour décoder notre propre société et faire passer un certain nombre de messages. Médecins du Monde croit beaucoup à ce double rôle. C’est pour cette raison que nous travaillons à la fois en France et à l’étranger. Ce positionnement est d’ailleurs en train de prendre toute sa cohérence, entre autre, parce que les populations vulnérables que nous prenons en charge ici, en France, sont de plus en plus des étrangers, les mêmes que nous prenons en charge là-bas.
Les expatriés sont aussi des gens d’ici, ceux que vous appelez les « héritiers de l’occident ». Ils sont porteurs d’une culture, de valeurs, d’une histoire. Sont-ils bien préparés à cette rencontre interculturelle ?
P.M. : Le milieu ONG français n’est pas uniforme sur cette question. Il y a de tout dans le milieu humanitaire. Il y a les cow boy salvateurs, sûrs de leur mission civilisatrice – comme l’Arche de Zoé – et puis il y a des gens qui sont plus sur la nuance. Parce que ce qui a changé aussi dans l’humanitaire, c’est qu’aujourd’hui, en Afrique, en Asie, en Amérique latine, il y a des facultés qui forment des médecins, des cadres, des infirmiers, etc. On n’est plus dans la situation qui prévalait auparavant, où on ne trouvait des facultés de médecine qu’en Occident. Cette réalité s’impose à nous. Nous ne sommes plus la seule compétence médicale. On rencontre sur le terrain des ribambelles de professionnels de santé qui sont bien formés et souvent plus au clair que nous sur les pathologies endémiques.
Concrètement, comment faites-vous pour permettre une bonne prise en compte de la dimension interculturelle par vos équipes ?
P.M. : Nous avons mis en place trois mécanismes concomitants. Tout d’abord, nos volontaires suivent tous un stage de pré-départ qui comprend un ou deux modules sur la rencontre interculturelle. Pas tant pour les préparer à la prise en compte de questions strictement médicales que pour les préparer à la confrontation avec l’autre. Ensuite, sur le terrain, nous avons des chefs de mission, français ou issus du Sud, qui sont « élevés » dans l’idée du respect de la culture des autres et de la prise en compte des compétences qui existent sur le terrain. Enfin, l’an dernier, nous avons pris la décision de créer un groupe de réflexion sur les déterminants socioculturels de la santé, qui entend faire infuser dans l’association et ses programmes, une préoccupation sur ces questions. Voilà comment concrètement nous nous sommes mis en ordre de bataille.
L’humanitaire doit évoluer. Quelles sont, selon vous, les voies qu’il doit emprunter ?
P.M. : Je défends une stratégie qui s’articule autour de trois axes. Sur le terrain, tout d’abord, la première position affirmée est : les réseaux avant les logos. Il ne faut pas croire que, sous couvert d’avoir une bannière Médecins du Monde, Médecins sans Frontières ou Croix Rouge, de facto, il y a acceptation. Ce n’est plus vrai. Toute mission qui s’implante doit veiller à rencontrer un maximum de réseaux locaux, de responsables communautaires, religieux, politiques, des leaders d’opinion… Ce travail de connexion est indispensable pour dire ce que nous sommes, pourquoi nous sommes là, par qui nous sommes financés, etc. C’est le préambule incontournable. De plus en plus de temps doit lui être consacré. Deuxième axe : sur le terrain, comme en France, ne jamais perdre une occasion de nous démarquer de la politique gouvernementale.
Ce doit être assez compliqué en ce moment avec un ministre qui est un ancien humanitaire et qui, encore récemment, a utilisé le terme humanitaire pour qualifier l’intervention française au Congo.
P.M. : Effectivement. Cela ne nous rend pas forcément service. Bernard Kouchner est devenu, d’ailleurs, lui-même très anachronique. Quoi qu’il en soit, il ne faut jamais rater une occasion de se démarquer. Il y a des contextes comme l’Afghanistan où entretenir le doute que, parce que nous sommes une ONG française, nous pourrions faire le jeu de la politique étrangère française, peut avoir des conséquences dramatiques. Nous devons parallèlement faire pression sur les autorités françaises pour qu’elles cessent d’être schizophrènes. Elles ne peuvent défendre, sur le terrain, un « humanitaire flamboyant » et mener, ici, des politiques anti-migratoires inacceptables.
Troisième axe : prendre en considération, autant que faire se peut, la dimension socioculturelle des actions de santé. Sans tomber dans un culturalisme béat, un peu comme le ferait un médecin de campagne en France qui voit bien que, localement, il y a des croyances et des comportements particuliers.
Vous revendiquez la nécessité de « désoccidentaliser » le mouvement humanitaire. Comment faire ?
P.M. : Des pays comme l’Inde ont une vraie culture associative mais pas de celle qui exporte ses compétences pour faire de l’humanitaire internationale. Pourquoi serait-il impossible de trouver, en Inde, au Brésil ou en Chine, des gens qui, comme nous, ont des compétences et une envie de solidarité internationale ? Je pense qu’en tant que Médecins du Monde, nous pourrions, par exemple, apporter notre savoir-faire en matière de structuration pour que des organisations locales puissent croître vers une capacité à agir dans le domaine de la solidarité internationale. Nous pourrions ainsi par la suite intervenir, au coude à coude, avec un Médecins du Monde Inde. En dehors des questions d’ordre politique, il y aurait un double intérêt à cette situation. Pourquoi se priver de chercher des ressources en Inde ou en Chine si des moyens peuvent être mobilisés pour la solidarité internationale ? Et puis il serait plus facile voire moins dangereux pour une ONG indienne d’intervenir au Tchad que pour Médecins du Monde France. Ou pour une ONG chinoise d’intervenir en Birmanie, un médecin chinois sachant mieux décoder les problématiques de santé collective birmane qu’un médecin français.
En faisant ainsi, n’y a-t-il pas un risque d’exporter encore une fois un modèle occidental ?
P.M. : Peut-être. Sauf que je suis persuadé que dans des pays qui ont un fort potentiel et un réel attachement à la question de l’altérité – j’ai cité l’Inde mais je pourrais aussi parler de l’Afrique du Sud – il y a peu de risque que nous les phagocytions. Ils ne vont pas se contenter de faire un copier-coller de Médecins du Monde France.
A nous de faire attention aussi… Si demain il y avait un Médecins du Monde Qatar, est-ce que sous couvert d’un culturalisme local, nous accepterions que cette organisation fasse de la discrimination entre les hommes et les femmes ? Jusqu’où sommes-nous prêts à aller ? Désoccidentaliser ne signifie pas renoncer à un socle de valeurs communes.
diálogo intercultural, ONG do Norte
L’impossible dialogue des cultures ?
Propos recueillis par David Eloy – Altermondes
Altermondes n°16 - décembre 2008 > février 2009, www.altermondes.org