09 / 2008
En matière de production et de répartition du logement social, le « néo-libéralisme » renvoie à une idéologie politique qui, depuis les années 1970, répond à la crise du régime d’accumulation fordiste par une stratégie de déréglementation et de privatisation des interventions sur le marché jusqu’ici réalisées par les États. Pour mener ces opérations, le néo-libéralisme s’appuie sur un pouvoir politique et économique toujours plus transnationalisé.
Les différents États d’Europe occidentale ont successivement vu l’hégémonie néo-libérale s’imposer sur le plan du logement selon un processus contradictoire et conflictuel. En l’espace de trente ans, les interventions des politiques sociales de logement ont été démantelées, voire même alignées sur les lois du marché. En quelques générations, les patrimoines publics ont été irréversiblement dilapidés. La globalisation de la concurrence sur l’habitat a dégradé, parfois vidé des régions entières, tandis que, dans les métropoles économiques, les prix du logement flambent. L’hégémonie de la propriété privée à l’échelle mondiale – parallèlement au dumping salarial et à la réduction des prestations sociales versées par l’État – a aggravé la fracture sociale dans les villes et a jeté des millions de personnes dans la précarité. L’Union Européenne a mis fin à la souveraineté des États-nations en matière de politique du logement sans développer une politique de l’habitat cohérente. En un an et demi, le château de cartes des spéculations financières basées sur les hypothèques qu’avait érigé l’économie américaine s’est complètement écroulé. Des centaines de milliards d’euros sont partis en fumée, des banques européennes – notamment des institutions publiques – sont emportées dans la tourmente tandis que l’économie mondiale est menacée d’une nouvelle crise structurelle.
Pour les mouvements sociaux du logement, la crise actuelle - à la fois sociale, économique, politique, écologique et idéologique – du fonctionnement néo-libéral soulève les questions suivantes : à quoi pourrait ressembler une régulation post-fordiste et post-néolibérale et sur quelles bases sociales pourrait-elle s’appuyer ? Quels objectifs, quelles mesures et quelles conditions stratégiques doivent être discutés par les responsables européens de la politique du logement pour exploiter et approfondir la crise de légitimation du néo-libéralisme et pour que des alternatives émancipatrices et adaptées à la situation soient apportées ?
Un regard en arrière peut nous aider : dans quelles conditions, sur la base de quels rapports de force se sont déroulées les interventions des États dans leur politique du logement au cours du 20ème siècle ? Quels en furent les objectifs et les instruments déterminants dans la phase du fordisme ? Quels furent les facteurs de leur démantèlement ? Peut-on, doit-on revenir en arrière ?
De la demande en logement des classes bourgeoises à la politique d’urgence nationale
Marqués par l’abolition récente du régime foncier féodal et absolutiste en vigueur, les systèmes juridiques et administratifs développés par les États-nations au 19ème siècle accordent une place centrale à une garantie juridique de la propriété privée. L’industrialisation et l’urbanisation de ces États-nations donnent lieu à une gigantesque demande en logement de la part des classes prolétariennes. En réaction, les industriels, les responsables municipaux et une partie de la bourgeoisie, pour certains philanthropes ou simplement préoccupés, inscrivent l’hygiène sociale au centre des débats, ainsi que de nouveaux concepts d’hébergement teintés de paternalisme, presque toujours en vue de servir l’hégémonie idéologique bourgeoise en s’assurant le contrôle du prolétariat. Sans la fin des privilèges de la propriété privée ni l’intervention massive sur le marché de l’immobilier, les tentatives au niveau infranational et celles de la société civile ne seraient restées que le rafistolage partiel d’une urbanisation sauvage. Et de fait, il faut attendre les premières crises à l’échelle nationale pour que les États-nations interviennent contre les intérêts de la propriété immobilière.
L’exemple allemand
Sous la dictature du Haut Commandement Supérieur, lors de la « trêve » des sociaux-démocrates pendant la première guerre mondiale, l’Allemagne a basculé vers une politique nationale d’état d’urgence sur le logement en instaurant l’encadrement des loyers du bâti ancien. En raison du large intérêt qu’elle a suscité – des grands industriels jusqu’aux ouvriers en passant par une partie de la petite bourgeoisie – cette mesure a été maintenue après la Révolution allemande, a survécu au nazisme, a fait l’objet de lois dans les années 1960 et a en partie été retenue jusque dans les années 1980 en Allemagne de l’Ouest. Bien entendu, à l’origine, cette initiative n’était pas l’expression d’un mouvement social (pendant longtemps, les sociaux-démocrates « marxistes » n’ont pas pris la question du logement au sérieux) mais celle de la volonté de l’État militaire d’assurer à la « patrie » une puissance de défense, c’est-à-dire une production de guerre performante. Aujourd’hui encore, le droit des locataires doit à cette tradition ses traits paternalistes.
Ce n’est qu’après coup, dans les années qui ont suivi la Révolution allemande, que le mouvement radicalisé des travailleurs a adapté cette mesure en développant des directives de « socialisation du logement ». Comme toutes les autres tentatives dans ce sens, celles-ci ont été un échec. En réaction à ce fiasco, en complément des premières initiatives d’aide à la pierre, un mouvement pour la réforme de l’habitat s’est enclenché, Ĺ“uvrant pour l’industrialisation des techniques de construction et le développement de nouvelles formes d’organisations autonomes (coopératives de logement pour la plupart). Encore une fois, ce nouveau – et cette fois progressif – coup d’essai de la « société civile » est resté bien en deçà de ce qu’aurait exigé une politique du logement cohérente.
Les nazis ont intégré aux directives existantes – réduisant à néant tout ce qu’elles pouvaient contenir d’émancipateur – les règles dictatoriales de la « Volksgemeinschaft » (1), ce qui a abouti à une standardisation de la construction. Ce sont encore les nazis qui, dans un marché du logement non orienté vers le profit, ont développé des mesures en vue de consolider l’État totalitaire : les logements d’« utilité publique ». Il a fallu attendre 1989 pour que celles-ci soient supprimées sous le gouvernement d’Helmut Kohl.
Dans un pays en ruine après la guerre, le gouvernement d’Allemagne de l’Ouest a développé sa politique de logement selon les trois piliers suivants :
La protection des locataires. Le contrôle des loyers du bâti ancien a été tout d’abord instauré, ce à quoi, naturellement, se sont constamment opposés les propriétaires. Après d’âpres combats, il a été remplacé dans les années 1960 par le droit locatif, fixant les loyers selon une moyenne locale.
La promotion de la construction de logements (c’est-à-dire la promotion du logement social) sous la forme de crédits à bas prix pour la construction, ce qui a généré des loyers généralement inférieurs aux prix du marché. L’accès à ces logements est restreint aux ménages aux revenus relativement limités, ce qui correspond en fait jusque dans les années 1980 à une large partie de la population. Tous les propriétaires fonciers pouvaient bénéficier d’une aide publique pour la construction de logements sous forme de crédits avantageux. En particulier après la guerre et dans les villes bombardées, beaucoup d’entre eux ont profité de cette aide pour reconstruire. Cela a été une gigantesque promotion de la propriété privée, les logements ainsi construits revenant sur le marché privé une fois les crédits à la construction remboursés. Soutenus par cette aide, les industriels ont recommencé à jouer un rôle moteur dans l’édification de cités ouvrières dès la seconde moitié des années 1950. En parallèle, les entreprises, sous l’impulsion publique ou syndicale, ont investi significativement dans la construction de grands ensembles.
Ces acteurs institutionnels, dont la vocation est davantage de faciliter l’accès au logement que de générer des profits, constituent le troisième pilier du logement allemand. Les réglementations de l’économie sociale du logement les favorisent fiscalement tout en limitant leur marge de bénéfices.
Ces trois piliers ont été au centre de la politique du logement pendant toute la période de croissance fordiste et ont été plus tard complétés pour réguler les marchés hypothécaires et ceux du crédit, en vue d’interventions urbaines et de promotions fiscales indirectes. Ils influenceront le processus de démantèlement qu’opérera par la suite le néo-libéralisme.
Ce dernier se déroule en Allemagne en quatre étapes principales : tout d’abord, la promotion de la construction est renforcée puis assujettie au marché financier. Des soutiens indirects viennent la compléter, tels que le versement d’aides à la personne qui, selon les périodes, peuvent être très réduites, généralement au profit de l’aide aux propriétaires. Ensuite, en 1989, le logement d’utilité publique, emblème d’un marché de l’immobilier non orienté vers le profit, est supprimé par le gouvernement néo-libéral dirigé par Helmut Kohl. Le système de logement socialisé de l’ex-Allemagne de l’Est est intégré sans transition à un système libéralisé, ce qui aura des conséquences catastrophiques. Dans la troisième phase, les sociétés immobilières profitent de la déréglementation du marché pour commercialiser leurs produits. Les communes les plus démunies financièrement, les entreprises publiques (chemins de fer, services postaux) et les sociétés immobilières liées à l’industrie cherchent à faire monter la valeur de leur patrimoine à travers des ventes, des densifications de leurs constructions et des délocalisations qui se heurtent à beaucoup de résistances. Au début de cette décennie enfin, la demande spéculative des marchés financiers déréglementés entraîne une vague de ventes massives sans précédent. Depuis 1999, si l’on considère seulement les ventes les plus importantes, plus de deux millions de logements locatifs ont été cédés par des propriétaires industriels ou publics à des investisseurs financiers internationaux ou à des intermédiaires régionaux. Le patrimoine de l’État fédéral, des Länder et de l’industrie lourde est aujourd’hui presque entièrement privatisé. De nombreuses communes ont par ailleurs vendu leur parc immobilier en partie ou en totalité. Initialement « bien social », l’habitat est devenu un « actif » dans la gestion de portefeuilles des stratèges de la globalisation.
Les rapports de force mis en jeu dans les politiques fordistes du logement en Europe occidentale
Si leur configuration et leur pondération sont variables, trois éléments sont communs à tous les États d’Europe de l’Ouest ayant développé une politique d’État-providence : un secteur incluant des opérateurs de logement publics ou à vocation sociale, un système d’aides financières fournies par l’État et des mesures visant à limiter le prix des loyers et à assurer des droits contractuels sur l’ensemble du marché.
Pendant la phase fordiste de la croissance industrielle, le logement social est assez consensuel pour l’ensemble des acteurs : tout d’abord, pour les industriels, aux yeux desquels l’hébergement de la main d’oeuvre est un moyen d’éviter d’augmenter les salaires et de gagner en discipline ; pour le capital financier ensuite, qui mise lui sur la hausse de la productivité ; pour les partis politiques de la petite bourgeoisie qui projette ainsi son mode de vie sur de nouvelles formes d’habitat et bénéficie d’aides à la construction ; et enfin pour l’industrie de consommation, pour qui l’équipement de ces logements conçus au service de la voiture promet d’importants débouchés. Avec cette coalition hégémonique, un partenariat social basé sur un compromis de classes se conclut entre les syndicats et les partis, conduisant à la machinerie disciplinaire de la construction des grands ensembles.
Étant donné ses conséquences destructrices, le retour de ce modèle n’est ni souhaitable, ni même possible après la progression du capitalisme mondialisé qui est intervenu entre temps. Le consensus entre les différentes classes à l’échelle d’un Etat national ne peut désormais plus exister.
Les facteurs de la crise du fordisme
La crise de la politique du logement fordiste a commencé dans les années 1970, parallèlement à plusieurs ruptures de ce large consensus :
Avec la crise du plein emploi, l’intérêt de l’industrie vis-à-vis de la construction de grands ensembles diminue puis disparaît. C’est plus tard que l’immobilier sera redécouvert comme un secteur d’investissement à même de produire des profits substantiels.
L’individualisme croissant et la saturation de la consommation aidant, l’application du modèle fonctionnaliste fordiste à l’habitat et à l’urbanisme gagne en impopularité. Son effet normatif et son inhumanité apparaissent au grand jour, des mouvements urbains dénoncent les conséquences de la course à la croissance fordiste pour l’environnement et pour la qualité de vie. Dans de nombreux pays d’Europe de l’Ouest enfin, l’urbanisme du tout fonctionnel n’arrive plus à faire face aux résistances qu’il soulève.
La demande en logement des couches aisées de la population s’accroît, accompagnée de nouvelles exigences en matière de qualité, auxquelles le marché de l’immobilier régulé par l’État répond par une offre différenciée. Les classes les plus pauvres quant à elles, et les immigrés en particulier, doivent s’accommoder des logements bon marché des grands ensembles. Ces « immeubles sociaux » sont de plus en plus stigmatisés et, à travers eux, la politique du logement social dans son ensemble.
L’écroulement du système de Bretton Woods et l’augmentation des taux d’intérêt qui en résulte fragilisent la capacité financière des États et conduisent à l’augmentation du prix de la construction. Finalement, le secteur financier s’émancipe de plus en plus de son rôle moteur dans la production de logements de masse et se met à transformer le peu qu’il reste de patrimoine, de terrains et de logements, en objets de placement sur le marché international.
Depuis les années 1970, tels sont les arguments auxquels recourent systématiquement les troupes de choc du tournant néo-libéral pour imposer leur vision du monde - de façon évidente déjà sous le gouvernement de Margaret Thatcher : une société de propriétaires privés, lavée de toute forme de collectivité sociale, assurée par les fonds de pension et les gains de la spéculation. On trouve parmi ces propriétaires une majorité de petits-bourgeois qui, parce qu’ils ne veulent plus endosser les coûts de la solidarité envers la société de production, constituent la base de l’avènement de « l’industrie financière ».
Aujourd’hui, c’est l’échec de cette alliance hégémonique qui pose la question d’un changement de système : en même temps que l’industrie financière, la société de propriétaires qui s’est constituée sur les crédits est à son tour en faillite.
Des contretemps dans le démantèlement des politiques du logement en Europe
Depuis 1958, l’union douanière de la CEE stabilise l’économie des États et, par ce biais, leurs politiques de logement spécifiques. Lorsque le plein emploi et les autres points d’ancrage du fordisme disparaissent, les stratégies pour faire face à la crise s’enclenchent dans les différents États de façon désynchronisée. Ces décalages sont amplifiés par la fin du système de Bretton Woods et par l’offensive du démantèlement néo-libéral, qui à son tour ne touche pas tous les États au même moment. Les États-nations voient apparaître différentes formes de résistances, qui génèrent des compromis et des solutions qui leur sont spécifiques.
Suite au processus de déréglementation et de mondialisation, le logement devient un enjeu de l’économie globale et se met à dépendre de l’évolution des salaires et de la conjoncture. Alors, la répartition de plus en plus inégale des richesses, l’augmentation du prix du logement et l’exclusion croissante des populations à son accès mettent en évidence la dimension européenne de l’agenda néo-libéral sur le marché du logement. À partir du traité de Maastricht et de l’union monétaire, il devient impossible d’ignorer les conséquences de l’intégration économique européenne sur la politique du logement.
La baisse du budget des États, du moins lors de la récession du début des années 1990, réduit les moyens disponibles pour l’aide au logement. L’Allemagne est temporairement l’exception du fait de la réunification. Le logement devient dépendant de la politique financière. Les politiques du logement des États-nations se désagrègent, ne laissant place qu’à des fragments de politiques : les aides spécifiques au logement et l’action sociale deviennent les nouvelles armes pour lutter contre la pauvreté, la priorité de loger les « plus larges couches de la population » est soumise aux lois du marché libre.
Quelles réponses européennes ?
Jusqu’à aujourd’hui, les discours et les programmes européens répondent à la crise du logement sans remettre en question le lien entre politique du logement et politique d’État. Avec la chute de la politique interventionniste, les actions sur le logement se fragmentent : travail avec les sans-abri et action sociale d’une part, « Quartiersmanagement » (2) et mise en valeur des quartiers d’autre part, libéralisation du marché financier et privatisation de la protection sociale enfin.
Dans le même temps, le décalage entre les conséquences de « l’intégration négative » sur la situation du logement et le manque de compétence au niveau européen pour y remédier rend la situation insupportable. Étant donnés les investissements que nécessitent les nouveaux pays de l’Union et les protestations dans les métropoles touchées par la crise du logement, le refus de mener de front une politique du logement au niveau européen, s’il s’explique aisément du point de vue du néo-libéralisme, n’est plus tenable à l’heure où les compétences nationales en terme de logement sont en conflit. Que les lobbyistes du logement social exigent à Bruxelles la fin du règne de la concurrence sauvage, que le Parlement européen instaure une charte donnant les principes sur la politique du logement ou qu’une brèche soit ouverte dans les fonds structurels pour le renouvellement des grands ensembles en Europe de l’Est, le tabou de la compétence de l’Union Européenne sur la question du logement n’a de cesse de se fissurer. Une question simple se pose : compte tenu de son actuelle constitution, sous quelles formes l’Union Européenne peut-elle développer sa politique du logement ?
Sur trois points décisifs – l’exclusion sociale résultant de la libéralisation du marché du logement, les fluctuations des marchés financiers plus que jamais libérés et les exigences écologiques – les problèmes et les rejets vont sans aucun doute empirer. Face à la gravité de ces prévisions, les réponses formulées par l’Union Européenne lors du sommet de Lisbonne sont le renforcement des plus forts et le transfert des responsabilités vers une locale et précaire « société civile ». Cette stratégie vise la poursuite de la fragmentation et la privatisation de la politique publique, des espaces et des sociétés.
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, Europa, Alamanha
Europe : pas sans toit ! Le logement en question
Knut Unger est porte-parole de l’association des locataires de Witten www.mvwit.de, du Forum des locataires de la Ruhr www.mieterforum-ruhr.de et du groupe de travail Habitat au sein du Forum Environnement et développement www.habitants.de.
Il est aussi coordinateur du projet « Les grandes entreprises du logement », porté par le Forum des locataires de la Ruhr et le Deutscher Mieterbund.
Il travaille enfin sur le projet international Reclaiming Spaces www.reclaiming-spaces.org
Contact : unger (at) mvwitten.de
Traduction de l’allemand : Yasmina Ikkene, avec l’aide d’Elodie Vittu
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