La justice tranche sur une affaire de surexploitation de l’eau souterraine au Kérala, en Inde
03 / 2004
A qui appartient l’eau qui est sous terre, qui a le droit de l’exploiter, quelles sont les limites ? Jusqu’à il y a trois mois, la réponse était simple : en Inde, l’eau souterraine appartient au propriétaire du terrain qui, en fait et en droit, peut profiter des ressources du sous-sol. Les quantités d’eau qu’on peut en tirer ne dépendent pas de la superficie possédée. A vrai dire, il n’existe pas de limites : tout dépend finalement de l’argent dont on dispose pour forer en profondeur, du courant électrique qui fait marcher la pompe, et bien sûr de l’importance de la nappe phréatique.
En tout cas, c’était ainsi jusqu’à ce que la Haute Cour du Kérala, intervenant dans l’affaire opposant une usine Coca-Cola au conseil municipal de la petite localité de Plachimada, district de Palakkad, décide que le moment est venu de réexaminer l’usage que l’on fait des ressources naturelles dont tout le monde a besoin. Le juge K. Balakrishnan Nair a mis en avant que la loi qui autorise un propriétaire à pomper librement sur son fond l’eau du sous-sol peut finir par porter préjudice aux gens du voisinage. Il a conclu que l’eau souterraine est un bien public sur lequel doit veiller l’Etat, pour éviter sa surexploitation notamment. « L’inaction de l’Etat à cet égard équivaudrait à un non-respect de l’article 21 de la Constitution du pays qui garantit à chacun le droit de vivre », a-t-il dit. Si l’Etat et le conseil municipal ont le devoir d’empêcher une exploitation excessive de la ressource, il s’ensuit que le propriétaire n’a pas le droit de faire n’importe quoi avec l’eau qui est accessible sur son fond.
Dans l’affaire en question, il s’agit d’une grosse entreprise gourmande en eau. « Le pompage de l’eau, dans les quantités admises par le second accusé (la société Coca-Cola) est illégal » a conclu le juge Nair. Au Kérala, les panchayats (= conseils municipaux) ont la charge de veiller sur les ressources traditionnelles en eau de leur territoire. La société Coca-Cola n’a pas le droit de tout faire sur son terrain. Elle peut sans doute creuser des trous mais ne devrait pas pouvoir extraire plus d’eau qu’il n’en faut pour irriguer des cultures classiques sur une superficie équivalente à celle du terrain dont elle dispose. Autrement dit, il faut définir des critères d’attribution et d’utilisation de la ressource. C’est le conseil municipal qui doit fixer les volumes qui peuvent être pompés. En tout état de cause, cela ne doit pas avoir des répercussions fâcheuses sur les quantités d’eau potable disponibles pour les populations voisines.
Ce jugement pourrait bien modifier nos façons de traiter les affaires en matière d’eau souterraine, et c’est une bonne chose. M. Tushaar Shah est un universitaire qui a passé des années à réfléchir aux aspects économiques et politiques de cette ressource. Dans ce pays, plus de 60 pour cent des cultures irriguées utilisent cette eau. Il faut ajouter à cela 20 pour cent supplémentaires qui utilisent cette eau avec l’appoint de réserves et de canaux. Ainsi c’est l’eau souterraine qui est utilisée sur au moins 80 pour cent des terres irriguées de l’Inde. Cela est surprenant quand on pense aux sommes énormes qui ont été dépensées sur fonds publics depuis une cinquantaine d’années pour la construction d’infrastructures lourdes (barrages et canaux) utilisant des eaux de surface. Et il ne faut pas oublier que, selon diverses estimations, l’eau de boisson provient à plus de 90 pour cent des nappes phréatiques.
Répétons-le : 80 pour cent des eaux d’irrigation et 90 pour cent de l’eau potable viennent de sous terre. Il est clair que de cette ressource dépend la vie ou la mort de l’Inde, et pourtant on ne s’en préoccupe guère. Partout dans le pays le niveau des nappes phréatiques baisse sérieusement. On dispose maintenant de matériel qui permet de pomper de plus en plus profond. Et comme l’électricité est subventionnée, ça ne coûte pas cher de faire tourner le moteur, même si les pannes de courant sont assez fréquentes. Quand il dispose d’une ligne électrique et que l’énergie est aussi subventionnée ou même gratuite, l’agriculteur utilise sur une parcelle pratiquement deux fois plus d’eau que s’il avait un moteur diesel, car le fioul n’est pas gratuit. Par ailleurs il n’existe aucune réglementation particulière pour les gros consommateurs industriels : ils pompent de plus en plus, et il n’y a pas de contrôles, pas de traces. A cela s’ajoute la pollution qui vient corser le problème : c’est le désordre.
La décision de ce juge du Kérala pourrait bien signaler le début d’un processus de réformes, dans la mesure où l’on comprendra bien qu’une gestion satisfaisante de l’eau souterraine nécessite intelligence, innovation et savoir-faire. Si la solution adoptée sera d’exiger un permis d’exploiter pour chaque puits et la bénédiction des bureaucrates de ce pays, on peut être sûr que l’on court au désastre. Je pense qu’il existe une meilleure solution. Le conseil municipal ou la communauté locale, ayant délégation de pouvoir, pourrait être le gardien de ce bien public. Et des organismes publics fourniraient la documentation sur l’état réel de la ressource, sur les disponibilités. Ces structures doivent être solides et compétentes : pas de place pour des organismes faibles et sans suite dans les idées. Il est évident qu’il faudra en même temps procéder à des réformes du côté de la distribution de l’électricité : les agriculteurs doivent pouvoir compter sur le courant quand ils en ont besoin pour tirer le meilleur parti de leurs parcelles, sans pour autant qu’il leur soit bradé à vil prix. Et comme l’a dit la Haute Cour du Kérala, les industriels doivent aussi payer le juste prix et ne pas tout prendre.
Le point positif c’est que les réserves d’eau souterraine peuvent se regarnir. Nous devons capitaliser à l’occasion de chaque mousson, faire en sorte que les gouttes qui tombent du ciel trouvent le chemin des nappes phréatiques, qui sont autant de réservoirs qu’il faut remplir à nouveau chaque année. Les prélèvements par pompage ne devraient pas dépasser les quantités qu’il est possible de restituer tous les ans au sous-sol. Il n’est pas besoin d’être banquier pour comprendre qu’il vaut mieux vivre sur les intérêts de ses dépôts plutôt qu’en mangeant son capital. Et pourtant, pour cette ressource, nous sommes bien en train d’hypothéquer l’avenir.
acesso à àgua, gestão de recursos naturais, sobreexploração dos recursos, bem comum público
, Índia
CSE - Multinationales du coca : David contre Goliath (Notre Terre n°20, décembre 2006)
Traduction en français : Gildas Le Bihan (CRISLA)
CRISLA, Notre Terre n° 20, décembre 2006. Sélection d’articles de Down To Earth, revue indienne écologiste et scientifique, publiée par CSE à New Delhi.
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