Une coalition de grands industriels américains très influente lors des négociations sur le climat pendant le processus de Kyoto
2004
En 1992, à Rio, les pays industrialisés s’engagent dans le cadre de la Convention climat à stabiliser leurs émissions de gaz à effet de serre (GES) d’ici la fin de la décennie. Trois ans plus tard, en 1995, les inquiétudes scientifiques se sont précisées : réunies à Berlin, les parties à la Convention décident de négocier des objectifs plus ambitieux. Comme en 1992, le principal accusé est le CO2 produit par l’utilisation des combustibles fossiles. Dans la ligne de mire des écologistes, les Etats-Unis (25 % des émissions mondiales) et le carbon lobby, coalition informelle de multinationales du pétrole, groupes charbonniers, compagnies électriques, constructeurs automobiles, etc. Pour ces géants industriels, la menace est claire : réduire les émissions remettrait en cause le coeur de leurs activités. Conjuguant leurs efforts face à ce qu’ils perçoivent comme une croisade dirigée contre leur raison d’être, ils vont s’employer à détourner les négociations de leur objectif.
Le front du refus (1995-1997)
Le fer de lance de cette mobilisation conservatrice est la Global Climate Coalition, une organisation basée aux Etats-Unis. Jusqu’au sommet de Kyoto, en 1997, son principal objectif est d’empêcher tout accord sur des objectifs contraignants.
Avec l’aide d’une minorité de scientifiques sceptiques, la coalition et ses membres remettent en cause les conclusions du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC). Pour le carbon lobby, les modèles climatiques sont biaisés et l’augmentation de la température n’est pas due à l’homme. Les pétroliers et leurs alliés contestent aussi le principe de précaution, en vertu duquel il conviendrait d’agir sans attendre que toutes les incertitudes soient levées. Pour les écologistes, en tout cas, la cause est entendue : en s’attaquant au consensus scientifique, les membres de la coalition font passer leurs profits avant le climat, à l’image de l’industrie du tabac niant les effets néfastes de la cigarette.
Le second argument est économique. Peu disposés à changer leurs pratiques, les acteurs du carbon lobby agitent le spectre de la récession : délocalisations massives, perte de centaines de milliers d’emplois. Mais les études citées majorent à dessein le coût des mesures à prendre, tout en ignorant les perspectives ouvertes par le développement de nouvelles technologies et les politiques de maîtrise de l’énergie. Ceci étant, il est vrai que la négociation initiée à Berlin remet en cause le mode de vie à l’américaine, basé sur une énergie abondante et bon marché, d’où l’écho rencontré par les campagnes de la Global Climate Coalition.
Troisième leitmotiv : il ne servirait à rien d’agir seulement dans les pays développés, alors que les émissions de pays comme la Chine, l’Inde ou le Brésil vont croissant. Mais les émissions per capita des pays en développement (PED) restent très en deçà de celles des pays riches, qui sont de plus responsables de l’augmentation des concentrations atmosphériques de GES depuis la révolution industrielle. C’est donc bien à ces derniers qu’il revient en priorité de modifier le modèle qu’ils proposent au reste du monde, tout en aidant les PED à maîtriser leurs émissions sans remettre en cause leurs légitimes aspirations socio-économiques.
Bref : que ce soit sur le terrain scientifique, économique ou diplomatique, le carbon lobby s’emploie à couler les négociations initiées à Berlin. Mais la réaction conservatrice ne se limite pas à ce refus frontal : intégrant l’hypothèse d’une contrainte climat, les acteurs du carbon lobby vont dans le cadre des négociations explorer et promouvoir des échappatoires telles que les puits de carbone ou les marchés de droits d’émission.
L’option puits de carbone a très vite été mise en avant par certains industriels. Dans son acception courante, l’idée paraît simple : il s’agit de planter des arbres par milliers pour piéger le CO2 atmosphérique. Grandes consommatrices de charbon, les compagnies électriques américaines ont été les premières à promouvoir cette approche, qui leur permettrait de « compenser » une partie de leurs émissions. Cette perspective soulève une vive opposition, en particulier au sein des ONG environnementales : piéger le CO2 allège le stock accumulé dans l’atmosphère mais ne résout en rien le problème de la croissance rapide des flux qui vont grossir ce stock. Les puits ne font donc que masquer le vrai enjeu : réduire la consommation des combustibles fossiles. De plus, la solution mise en avant par le carbon lobby pose un problème de réversibilité : pour compenser l’émission d’une certaine quantité de CO2 , un projet forestier doit garantir un stockage pérenne, car le CO2 émis reste plusieurs décennies dans l’atmosphère. La compensation n’est donc acquise qu’au terme d’une longue période de surveillance, ce qui n’empêche pas les industriels de réclamer sans attendre les crédits d’émission ainsi produits. La question se complique encore du fait que les PED sont aux yeux de nombreux industriels le terrain naturel de mise en oeuvre de cette logique de carbon-offset : en s’appropriant des terres pour en faire des puits de carbone, les promoteurs de tels projets ne peuvent qu’exacerber les conflits pour l’usage des sols…
Une autre proposition séduira vite certains industriels : les marchés de droits d’émission. L’idée, une fois encore, paraît simple : si l’on fixe des quotas, pourquoi ne pas laisser ceux dont les coûts de réduction sont élevés racheter les droits libérés par ceux qui ont accès à des options peu coûteuses ? Pour les néo-libéraux, les marchés d’émissions vont de pair avec le choix d’une limitation quantitative : c’est le cap and trade. Rassurés par le précédent du marché du SO2 mis en place aux Etats-Unis via le Clean Air Act de 1990, les modérés du carbon lobby se rallient donc au deal défendu par le gouvernement américain : ok pour les quotas, à condition d’avoir la flexibilité offerte par les marchés. Ainsi, à l’heure où certains voient dans le libre-échange mondialisé une menace pour l’environnement, d’autres se font les avocats d’une nouvelle extension de la sphère du marché. Pour ses promoteurs, cette marchandisation du CO2 doit inclure les PED, censés offrir un réel potentiel de réductions à bas prix. Un outil ad hoc est donc proposé par les tenants du cap and trade : l’application conjointe Nord-Sud. Son principe : un industriel finance un projet de réduction ou un puits de carbone dans un PED et reçoit en retour des crédits d’émission. La proposition sera vertement accueillie par les ONG écologistes et par les PED, qui estimeront que les pays riches cherchent à fuir leurs responsabilités.
Pour les durs du carbon lobby, l’accord conclu à Kyoto en 1997 est une défaite : les pays développés s’engagent à réduire leurs émissions de 5,2 % en moyenne par rapport à 1990, et ce d’ici 2012. Mais le compromis défendu à Kyoto par le vice-président des Etats-Unis Al Gore fait la part belle aux exigences des industriels qui ont accepté de jouer le jeu : les puits seront pris en compte et plusieurs « mécanismes de flexibilité » (flexmex) permettront de vendre et d’acheter des droits d’émission, y compris en provenance des PED grâce au « mécanisme de développement propre » (MDP), qui prendra dès 2000 le relais de l’application conjointe Nord-Sud.
Le Protocole de Kyoto au coeur du débat (1997-2000)
Le Protocole fixe les grandes lignes : ses modalités de mise en oeuvre restent à définir. En 1998, les parties à la Convention lancent donc un nouveau round de négociations. Le carbon lobby poursuit quant à lui sa double stratégie dilatoire : aux Etats-Unis, bloquer la ratification ; dans le cadre des négociations, maximiser les échappatoires.
La contre-offensive des jusqu’au-boutistes américains est animée par la Global Climate Coalition et par le pétrolier Exxon, avec le soutien d’organisations conservatrices telles que le Marshall Institute ou le Cato Institute, sans oublier de nombreux groupes de pression prompts à dénoncer les thèses environnementalistes comme responsables du déclin des industries lourdes. Le carbon lobby trouve aussi un relais actif auprès des milieux unilatéralistes, qui voient dans les négociations un complot onusien pour établir une gouvernance mondiale.
Sur le plan scientifique, la contestation du GIEC se poursuit, mais le battage orchestré par la coalition et ses relais n’empêche pas l’inquiétude de gagner du fait des accidents climatiques qui touchent les Etats-Unis. C’est donc sur le plan économique que la remise en cause du Protocole se développe : malgré les concessions faites aux industriels, les porte-parole du carbon lobby maintiennent que sa mise en oeuvre serait néfaste pour l’économie. Pour en convaincre l’opinion, le réseau conservateur communique à plein régime sur les coûts présumés de Kyoto : hausse des prix de l’énergie et de l’acier, restructurations et délocalisations, perte d’un million d’emplois, effet négatif sur la croissance et les revenus. Relayé par les médias et par les politiciens, surtout dans le camp républicain, ce discours alarmiste est contesté par les écologistes, qui mettent l’accent sur les subventions massives accordées aux pétroliers : aides à la prospection, à l’exploration et au transport, mais aussi dépenses militaires pour assurer la sécurité des approvisionnements. Sous cet angle de vue, la mise en oeuvre du Protocole apparaît plus comme un problème politique que comme une impasse économique. Reste la question des PED. Selon le carbon lobby, l’absence de contrainte pour ces derniers fausse les règles de la concurrence internationale. Face à cet argument, l’administration Clinton met en avant le MDP, qui implique sans attendre ces pays dans la mise en place d’un marché mondial de droits d’émission. Mais le compte n’y est pas pour la Global Climate Coalition, qui lance en 2000 une coûteuse campagne médiatique contre le Protocole de Kyoto, avec pour slogan : « It is not global and it won’t work ».
Parallèlement, les relais du carbon lobby sur la scène internationale s’emploient à saper les ambitions affichées à Kyoto en imposant leurs vues sur les deux échappatoires inscrites dans le Protocole : les puits de carbone et les marchés de droits d’émission.
Les industriels n’ont pas attendu Kyoto pour financer des puits de carbone dans les PED. Depuis 1995, une quinzaine de projets officiels ont été lancés, surtout en Amérique latine, avec de bonnes perspectives financières : les coûts par tonne de CO2 restent faibles par rapport aux options type renouvelables. Les Etats-Unis sont à l’origine des deux programmes les plus imposants, au Costa-Rica (57 Mt de CO2) et en Bolivie (55 Mt). Mais c’est une initiative de la Fédération internationale de l’automobile qui illustre le mieux la logique du carbon lobby : pour compenser les émissions des courses de F1, un projet agro-forestier est lancé au Mexique, dans le Chiapas occupé par l’armée depuis le soulèvement zapatiste de 1994. Symbole de l’automobile triomphante, la F1 ne sera pas immolée sur l’autel du climat. Les ONG du Climate Action Network restent pour leur part convaincues que ces puits sont un trompe-l’œil : lorsqu’un projet forestier séquestre du carbone dans un espace donné, la déforestation se déplace. Les écologistes dénoncent aussi l’impact de ces projets sur la biodiversité : il s’agit le plus souvent de plantations mono-spécifiques, dont le rendement carbone est supérieur…
Les négociateurs quant à eux se penchent avec sérieux sur la prise en compte des puits situés dans les pays développés. Le Protocole prévoit en effet que ces derniers pourront se prévaloir des variations du stock de carbone dans leurs puits naturels : planter de nouvelles forêts permettra ainsi de gonfler les quotas fixés à Kyoto. Mais la négociation s’enlise dans des détails techniques pas toujours anodins : comment faire la part entre les évolutions naturelles et celles qui sont imputables à l’homme ? Comment évaluer le stock de carbone dans les arbres et dans les sols ? Quelles mesures d’enregistrement et de suivi faut-il prévoir ? etc. Les industriels sont bien sûr favorables à une approche large, qui allègerait d’autant la contrainte à répartir. De leur côté, les ONG environnementales s’arc-boutent sur les objectifs de Kyoto : à leurs yeux, les puits de carbone restent une échappatoire.
Le carbon lobby s’investit aussi dans les négociations relatives aux flexmex inscrits dans le Protocole au nom de l’efficacité économique. Une communauté d’intérêt se constitue, regroupant aux côtés des multinationales industrielles tous les acteurs mobilisés pour la cause du marché carbone. La Chambre de commerce internationale en fait partie, ainsi que le World Business Council for Sustainable Development. Courtiers, traders, financiers et consultants commencent aussi à voir dans ces mécanismes une opportunité commerciale digne d’intérêt. De fait, les quotas fixés à Kyoto ont tout pour favoriser les échanges : les émissions des pays de l’Est sont à la baisse depuis 1990, suite aux restructurations qui ont accompagné le passage à l’économie de marché. La Russie devrait par exemple disposer d’une grande quantité de droits d’émission non-utilisés, qu’elle pourra vendre aux autres pays, en particulier aux Etats-Unis. Baptisée hot air, cette offre mécanique limite sensiblement la portée des engagements pris : au moment où les pays développés s’accordaient sur une réduction de 5,2 % par rapport à 1990, leurs émissions étaient déjà inférieures de 4,8 % à ce niveau de référence. Le risque est donc grand de voir certains pays riches faire l’impasse sur les mesures domestiques politiquement coûteuses en achetant massivement l’air chaud russe. Pour prévenir une telle mascarade, l’Union européenne, soutenue par les ONG environnementales et par les PED, préconise de limiter le recours aux flexmex. Mais les multinationales du carbon lobby et leurs relais sur la scène des négociations s’y refusent : il faut laisser jouer librement le marché.
Pendant ce temps, certains industriels anticipent les marchés d’émissions, à l’image de BP et Shell, multinationales à ancrage européen, qui se démarquent ainsi des durs du carbon lobby. BP, qui a quitté la Global Climate Coalition avant même le sommet de Kyoto, affiche via le slogan « Beyond Petroleum » sa volonté de diversification et s’engage à limiter ses émissions en mettant en place un marché interne d’émissions. Suivant cet exemple, Shell se retire en 1998 de la coalition, investit dans les renouvelables et crée un système interne de carbon trading. La marchandisation du CO2 suit ainsi son cours, avec l’aide de la Banque mondiale, qui lance en 1999 un « Prototype Carbon Fund » afin de catalyser la naissance du marché mondial de droits d’émission et en particulier du MDP. L’initiative est critiquée par de nombreuses ONG, qui rappellent l’engagement massif de la Banque mondiale en faveur des combustibles fossiles : l’institution qui crée le Prototype Carbon Fund attribue par ailleurs moins de 10 % de ses financements aux renouvelables…
Les présidentielles américaines alimenteront bientôt la controverse : sensibilisé à la question climat, le démocrate Al Gore affronte le républicain G.W. Bush, soutenu par le carbon lobby. Hasard du calendrier, les électeurs sont appelés aux urnes le 7 novembre 2000, juste avant le sommet de La Haye. La suite est connue : après les nombreuses manipulations du scrutin en Floride, Etat gouverné par le frère du candidat républicain, les Démocrates contesteront le résultat de l’élection, et il faudra un vote de la Cour Suprême, dominée par les Républicains, pour que G.W. Bush soit reconnu vainqueur. Les négociateurs réunis à La Haye assisteront en spectateurs au bras de fer juridique entre les deux candidats. Difficile dans ces conditions d’aboutir à un accord, d’autant que les sujets de discorde ne manquent pas. Un compromis est néanmoins présenté par la présidence néerlandaise : largement aligné sur les exigences américaines, il est rejeté par l’Union européenne et la conférence est finalement suspendue.
Les négociations en otages (2001-2004)
Après la victoire de G.W. Bush et l’échec de La Haye, les négociations ont du plomb dans l’aile : les Etats-Unis, sous l’influence des durs du carbon lobby, condamneront bientôt le Protocole de Kyoto ; les négociateurs, de leur côté, boucleront en 2001 une série d’accords limitant fortement les ambitions affichées en 1997.
Etroitement lié au lobby pétrolier, G.W. Bush est attendu sur la question climatique. Le candidat s’était engagé à limiter les émissions de CO2 des centrales électriques dans le cadre du Clean Air Act : une fois élu, l’homme du carbon lobby reviendra vite sur sa parole. Et la Maison Blanche ne tardera pas à rejeter officiellement le Protocole : le 28 mars 2001, G.W. Bush annonce que son pays ne ratifiera pas l’accord (1). Les millions de dollars investis par le carbon lobby pour soutenir sa campagne n’auront pas été dépensés en vain.
Sur la scène internationale, les négociations reprennent néanmoins : en juillet 2001, à Bonn, un accord est trouvé, qui sera confirmé et approfondi à Marrakech en novembre. Face au retrait américain, les négociateurs auraient pu donner la priorité à l’intégrité environnementale du Protocole.
Il n’en a rien été : soucieuse de laisser la porte ouverte, l’Union européenne a assoupli ses positions, tout en concédant des points importants à la Russie, au Japon et au Canada, devenus indispensables à la survie du processus. Les accords de Bonn-Marrakech affaiblissent donc considérablement les ambitions affichées à Kyoto : le recours aux flexmex ne supportera aucune restriction quantitative, les puits de carbone sont autorisés dans le cadre du MDP et les pays développés pourront gonfler leurs quotas dans des limites très larges au nom de leurs puits domestiques. Au final, compte tenu du retrait américain, l’ex-URSS et les pays d’Europe de l’Est devraient disposer d’air chaud en quantité suffisante pour alimenter le marché et permettre aux autres pays de respecter leurs quotas sans qu’aucun effort domestique ne soit entrepris. Tout cela illustre bien à quel point les manoeuvres du carbon lobby ont affaibli le Protocole adopté en 1997.
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, Estados Unidos da América
Pierre Cornut, fondateur d’Atlas Conseil - 6 rue Mi-Carême, 42000 Saint-Etienne, France – atlas.conseil@free.fr, atlas.conseil.free.fr/accueil.html
Pour en savoir plus
Transnational Resource & Action Center, Greenhouse Gangsters vs. Cl-mate Justice. 1999.
The Corner House, Democracy or Carbocracy? Intellectual Corruption and the Future of the Climate Debate. 2001.
Forests and the European Union Resource Net-work, Sinks in the Kyoto Protocol: a Dirty Deal for Forests, Forest Peoples and the Climate. 2001.
Friends of the Earth, Halifax Initiative, Marketing the Earth: the World Bank and Sustainable Development. 2002.
Carbon Trade Watch, Transnational Institute, The Sky is not the Limit: the Emerging Market in Greenhouse Gases. 2003.