"Un point de vue historique sur les firmes comme innovations institutionnelles"
04 / 2006
A l’évolution du capitalisme, s’est bien évidemment adjointe celle des organisations et du management des firmes, soit, de la gestion.
Armand Hatchuel revient donc dans ce papier sur les révolutions majeures qui ont marqué l’histoire de la gestion des firmes et s’interroge sur le modèle de gestion contemporain : quel modèle les entreprises ont-elles aujourd’hui adopté ? Pour quelles raisons ? Ce modèle est-il durable ?
Contrairement à bon nombre de publications économiques, l’intérêt de l’article d’Armand Hatchuel vient de sa volonté d’analyser la gestion des firmes et leur émergence même, comme le résultat d’un procès historique. La théorie économisciste abstraite est donc écartée.
Tout d’abord, Armand Hatchuel décèle 3 révolutions majeures dans l’histoire de la gestion :
Cette histoire commence avec la compagnie italienne, née à la Renaissance en Italie comme réponse à la complexification et à l’intensification des échanges marchands au Moyen Age. Si dans un premier temps le personnel mobilisé est dans son essentiel familial, rapidement il va s’étendre aux liens amicaux, puis aux liens non-personnels. Chaque membre de la compagnie pouvait négocier sa participation lors de la venue de nouveaux projets. C’est pourquoi on peut a pu parler d’action collective individuelle. Avec la compagnie italienne, le socle de la rationalisation et de la légitimité de l’entreprise est posé, l’outil comptable développé.
Puis, vient le temps des manufactures qui, connaissant les économies d’échelle, vont bien être obligées d’innover, les règles comptables et le modèle d’action collective individuelle hérités de la compagnie étant dépassées. La gestion va donc développer des outils de planification, de logistique, de conception, d’organisation, de perfectionnement des procédés et ces bases vont vite être assimilées comme celles de la rationalité moderne.
Enfin, vient l’entreprise moderne, celle qui apparaît au début du XXe siècle et dont les fondements en matière de gestion seront posés par Fayol et Taylor. La gestion est alors définie « comme un processus administratif général demandant une information appropriée, de multiples compétences et une capacité de coordination » . Le statut de l’emploi et de l’entreprise vont en être profondément modifiés. Tout d’abord la rémunération n’est plus négociée au cas par cas, l’embauche n’est plus un simple achat de main d’Ĺ“uvre mais suppose l’occupation d’un emploi et l’assimilation des règles et des méthodes de l’entreprise. Par conséquent, l’entreprise devient « un collectif dont les règles devaient être explicitées et fondées sur une expertise légitime » , un espace technique et institutionnel de développement des sociétés modernes.
Mais les évolutions institutionnelles, réglementaires, financières et économiques de ces dernières années vont entraîner de fait une nouvelle mutation de la gestion d’entreprise.
A quel modèle sommes nous désormais confrontés ? Pour quelles raisons ?
Armand Hatchuel observe l’obsolescence du modèle de l’entreprise moderne pour deux raisons :
Premièrement, les modes de consommation ont évolué, l’offre étant en partie parvenue à créer sa propre demande (stratégies publicitaires, marketing…). Ce type de consommation stimule une compétition nouvelle fondée sur « l’innovation intensive » , qui « concentre la valeur marchande et le profit sur les nouveaux produits et services et exige un renouvellement permanent de l’offre » . Ni la compagnie, ni la manufacture, pas même l’entreprise moderne ne peuvent répondre à ce nouveau type de concurrence.
A cette première contrainte vient s’en ajouter une nouvelle : la déréglementation financière, et avec elle le renforcement du pouvoir de l’actionnaire et de son exigence de résultats à court terme. Les retours sur investissements doivent donc être rapides et élevés : situation problématique quand la stratégie d’entreprise repose sur l’innovation. La firme est donc prise dans un « effet de tenaille » , entre une exigence de profit élevée à court terme liée à un mode particulier de financement, et une exigence en termes d’innovation.
C’est en réponse à cette double contrainte que va se développer un modèle porté par les marchés boursiers et qualifié par Hatchuel de « néo-compagnie » . L’entreprise est ici de nouveau réduite à un ensemble de contrats marchands (d’où l’utilisation de la notion de compagnie), et doit se limiter à coordonner les fournisseurs externes. Ce modèle est censé offrir plus de flexibilité, de souplesse, de transparence et de clarté quant à la rentabilité de chaque activité de la firme.
Toutefois, il serait peu adapté à la concurrence contemporaine : car paradoxalement, ce modèle met en danger, les impératifs nécessaires à l’innovation (lacunes dans le travail coopératif, concurrence interne entre les salariés…) et favorise les comportements opportunistes. Il fait également le lit des faillites et des détournements financiers par son exigence élevée de court terme (falsification des comptes de l’entreprise…). Enron en est l’emblème même. Mais d’une manière plus générale les firmes où le secteur "recherche et développement" est substantiel se sont rendu compte d’elles-mêmes des limites de ce modèle (firmes automobiles, firmes pharmaceutiques…).
Par conséquent de nouveaux modèles de gestion alternatifs ont émergé. Citons entre autre : la constitution de « lignées » de produits (firmes développant des apprentissages de long terme afin d’innover de manière répétée), la formation de « plates-formes » communes et la construction de normes inter-entreprises.
Les gestions alternatives prolongent donc les acquis des modèles de Fayol et de Taylor tout en les modifiant, elles ont toutes pour point commun d’instituer des stratégies de coopération et d’innovation solides.
Le modèle de la néo-compagnie, porté par l’emprise de l’actionnaire sur l’entreprise a déjà montré ses premières failles, la multiplication des scandales financiers de certaines entreprises le démontre, tout comme le choix de grandes firmes d’opter pour des modèles de gestion alternative. Ce modèle ne permet, en effet, pas de soutenir un régime de concurrence fondé sur une intensification de l’innovation, et même si de nouveaux modèles de gestion se sont développés, ils ne permettent que pour un temps de répondre à la complexité actuelle du régime de concurrence. Et Hatchuel de conclure :
"Jamais la recherche dans ce domaine n’est apparue aussi clairement comme un levier institutionnel majeur de la trajectoire de sociétés. C’est l’évolution du capitalisme fondé sur la dynamique des entreprises qui en dépend. Car nous ne pouvons espérer des marchés financiers qu’ils se comportent différemment. Nous ne pouvons pas non plus nous attendre à ce que le rythme et l’ampleur des innovations s’atténuent"
administração de empresas, inovação
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Artigos e dossiês
HATCHUEL Armand (Association recherche et régulation, www.umpf-grenoble.fr/irepd/regulation), Repenser la gestion, La lettre de la régulation n°47, janvier 2004
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