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Impasses cognitives et expertise en sciences sociales

Elisabeth PAQUOT

03 / 2002

Les logiques internes d’aide au développement et les pratiques employées aboutissent trop souvent à des impasses sur la connaissance des sociétés bénéficiaires, et font trop souvent abstraction de la réalité de l’intervention. Les projets sont fréquemment fondés sur des hypothèses fort discutables quant aux dynamiques des sociétés rurales et aux systèmes dans lesquels elles évoluent. La recherche en sciences sociales qui est censée permettre de comprendre ces dynamiques, se trouve elle-même parfois en décalage quant à la vision implicite qu’elle véhicule des dispositifs de développement. Nombreux sont les sociologues ou anthropologues qui cherchent uniquement à rendre les projets plus efficaces sans s’interroger sur les logiques d’intervention ou sur le système du développement. Ces constats posent la question de la capacité du système d’aide à évoluer, et à intégrer les connaissances actuelles, tant celles qui sont proposées par la recherche sur les sociétés rurales, leurs dynamiques et leurs systèmes de production, que celles produites sur les dispositifs d’intervention eux-mêmes. Le cas de l’aménagement de la plaine de D., au sud-ouest du Burkina-Faso, étudié dans ce rapport, permet de s’interroger de façon plus concrète sur les mécanismes qui, dans le fonctionnement du systèmes d’aide, engendrent des impasses.

Face à ces décalages et impasses, les tendances développementistes suggèrent "d’intégrer les sciences sociales aux projets de développement", affirmant que la prise en compte des facteurs "socio-culturels" permettrait d’améliorer significativement l’efficacité de tels projets. Cependant, il est trop simpliste de penser que la bonne connaissance des situations d’intervention et la prise en compte des facteurs sociologiques suffiraient à résoudre tous les problèmes. Cette démarche reste avant tout assez floue. Elle oublie de prendre en compte l’analyse critique de la logique de l’intervention par projet et du fonctionnement général du développement, au profit de l’amélioration de la mise en ouvre; et celle des réalités locales touchant aussi bien le social, le technique ou la technico-économique. Elle induit en fait des glissements successifs du technique vers le social et le politique, rendant les objectifs de plus en plus abstraits et de moins en moins réalistes, et renforce l’insatisfaction face aux actions entreprises. Les problèmes ne résultent pas seulement de la complexité du social, de la culture professionnelle des intervenants ou de la faiblesse de la prise en compte des expériences passées, mais relèvent aussi des caractéristiques structurelles du champ de développement qui se manifestent par une déconnexion totale entre les instances de décision et les personnes directement touchées par l’action, par une absence de sanction par l’efficacité et, finalement, par une irresponsabilité généralisée quant à l’impact des actions entreprises. Les projets sont promus par volonté politique; les données normatives restent déconnectées du contexte global, ne favorisant pas une bonne compréhension de celui-ci, ni l’élaboration d’hypothèses valables. Les études de faisabilité nagent dans un certain vide social, technique et économique; et pour finir, les projets sont montés sans que l’on connaisse leurs réels bénéficiaires.

Ces constats ont permis une lecture plus globale des paramètres et enjeux de développement, et font apparaître les incohérences fonctionnelles en décortiquant le dispositif institutionnel. En fait, les problèmes de l’intervention de développement et le gap qui sépare les théories de la réalité des "bénéficiaires" est inhérente à plusieurs facteurs : le décalage entre les cultures et les conditions matérielles des populations locales et celles des agents de développement ; les dispositifs politiques et institutionnels dont les critères de décisions se fondent sur des logiques autres que celles des bénéficiaires. La coopération internationale, organisée autour de ces jeux institutionnels et d’acteurs, s’avère "structurellement hétéronome" par rapport aux "populations".

Ces analyses mettent en évidence quelques nécessités afin d’assurer davantage d’efficacité aux pratiques actuelles telles que : la recherche de la convergence d’intérêts entre projets et paysans; l’obligation d’un travail de fond afin d’améliorer l’impact des évaluations et enfin la création d’une synergie entre les objectifs de chacun des participants, afin de créer une convergence d’intérêts, notamment sur le plan économique : montage du système de crédits, organisation de la commercialisation, etc..

Ces constats offrent en plus quelques pistes pour améliorer le système d’aide notamment en réformant en profondeur les modes de gestion du crédit et en proposant des règles claires de circulation de l’information.

Plus qu’une connaissance des sociétés locales, les sciences sociales devraient apporter une mise en lumière des jeux d’acteurs, ainsi que leur prise en compte par les intervenants, et permettre lors de la construction de dispositifs d’intervention de donner aux " bénéficiaires " la possibilité de dialoguer et d’acquérir un pouvoir effectif sur une partie (au moins) des choix des projets. De plus la place du sociologue-consultant devrait être renforcée au sein du dispositif d’aide; celui-ci jouant un rôle central dans l’évaluation. Il doit permettre de mettre en évidence les intérêts économiques des paysans, de promouvoir et faciliter leur intégration à la réussite du projet, et de favoriser un questionnement structuré autour des conditions de leur "participation". Il doit, par ailleurs, convaincre les acteurs de la nécessité d’une convergence entre les objectifs du projet et les stratégies paysannes, et chercher à aménager et à favoriser cette convergence. Car la participation des "populations" devrait impliquer non seulement une adhésion aux thèmes techniques, mais aussi une participation à la gestion et au fonctionnement même du projet, avec une structuration des "bénéficiaires" en organisations sociales viables, dotées d’une certaine marge de manouvre.

L’expertise en sciences sociales, pour être constructive, doit permettre :

- Une prise de conscience des intervenants et un recul par rapport à leurs actions, et la mise en perspective de celles-ci au sein d’un processus global;

- Une réflexion méthodologique et institutionnelle fondée sur les expériences, les impasses, et les acquis en se souciant de gérer l’interface avec les "bénéficiaires";

- Une analyse critique du discours et du fonctionnement du système du développement.

Seule une construction institutionnelle rigoureuse et soucieuse des jeux et des enjeux de pouvoir peut permettre l’émergence d’évolutions significatives au sein des processus de décisions, faisant émerger un certain rééquilibrage des rapports de pouvoir, et rendant ainsi l’intervention moins "hétéronome".

Mots-clés

développement rural, évaluation de projet, sciences sociales, anthropologie, sociologie, stratégie de développement


, Afrique

Source

Document interne

LAVIGNE DELVILLE, Philippe, Gret, Direction scientifique, Impasses cognitives et expertise en sciences sociales : réflexions à propos du développement rural en Afrique, Gret , 1999/10 (France), Document de travail n°9 , 23 pages

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