Dès 1976, sous le régime de la junte militaire, le nombre de disparus en Argentine "explose" jusqu’à atteindre plus de 30 000. On enlevait pour n’importe quelle raison, pour avoir participé de façon trop assidue à des réunions de militants de "gauche", pour avoir critiqué à haute voix les militaires, parce qu’on était juif, pour avoir soigné des pauvres ou conseillé des "suspects", pour exercer le métier de psychologue ou de psychanalystes - disciplines beaucoup trop influencées par des théoriciens juifs -, pour avoir donné un récital de piano devant des ouvriers ou des paysans, pour avoir réalisé des films "trop" axés sur des sujets de société ou contrevenant à "la bonne morale", ou parce que déjà un frère, une soeur, un cousin ou un ami proche avait été enlevé....
Bien sûr faire "disparaître" un opposant au lieu de l’éliminer au grand jour était une formidable stratégie de la part de la junte militaire pour asseoir sa dictature. Elle évitait d’abord de compromettre son image aux yeux de la communauté internationale (les erreurs du Chili voisin et de son dictateur Pinochet ne devaient être reproduites). En second lieu, cela lui permettait de se protéger de l’opinion publique argentine, qui aurait mal supporté l’application massive de la peine de mort, publiquement revendiquée par les autorités. De plus, la "disparition" permettait de diluer les responsabilités, non seulement dans le présent, mais aussi vis à vis de l’histoire : il n’y a ni prisonnier, ni victime, ni cadavre, et finalement pas de bourreau non plus. Enfin et surtout, c’était l’arme absolue dans la guerre "antisubversive" : si "l’ennemi" était partout, il fallait l’enlever, en le surprenant dans sa vie quotidienne, dans le secret ; ses proches restaient dans l’ignorance (et dans l’espoir ?) et l’on pouvait utiliser toute forme de pression psychologique ou physique vis à vis d’eux si cela semblait nécessaire...
Dans une totale spontanéité, en avril 1997, un premier groupe de "Mères" se réunit dans le bureau ordinaire d’un petit immeuble, rassemblées par l’angoisse et la rage d’avoir perdu leurs enfants. Elles puisent leurs forces de leur impuissance révélée dans les files d’attente devant les bureaux officiels, aux portes des prisons ou sur les bancs des postes de police. Elles commencent à comprendre que la tragédie qu’elles traversent, d’autres femmes, de plus en plus nombreuses sont en train de la vivre. Alors, par petits groupes, elles parlent entre elles et se délivrent...
Un jour d’avril 1977, quatorze d’entre elles se retrouvent sur la place de Mai, au milieu de laquelle une pyramide symbolise la lutte pour l’indépendance. Elles sont arrivées séparément, et n’ont avec elles que leur ticket d’autobus et leur carte d’identité. elles n’ont pas de sac et portent des chaussures plates et légères, au cas il leur faudrait fuir rapidement. C’est malheureusement un samedi, mauvais jour pour solliciter une audience ou attirer l’attention des passants.
Elles profitent alors des semaines qui suivent pour contacter d’autres mères, et décident de se réunir nombreuses, le jeudi 30 mai 1977 sur cette place, centre du pouvoir militaire, mais aussi mémoire politique du pays. La police arrive, mauvaise, et ordonne aux manifestantes de circuler. Ce qu’elles font, mais en file, elles se mettent à tourner, bras dessus, bras dessous, comme par défi, et entament leur première ronde. Elles sont convaincues qu’il faut agir en plein jour et, sans vraiment en avoir conscience, contredisent formellement la philosophie du secret, base sur laquelle l’autorité exerce son pouvoir. Le coeur, seul, parle. L’émotion leur donne la force.
Le gouvernement les dénomma rapidement "las locas", les folles, croyant les tourner en ridicule et décourager leurs sympathisants. Mais les Mères continuèrent semaines après semaines à "circuler". Le mouvement prit doucement de l’ampleur. L’expression "folles de la place de Mai" fit le tour du monde, mais avec une connotation que le gouvernement argentin n’avait pas prévue : les Mères étaient de furieuses résistantes, leur "folie" était signe de santé, elles instituaient le droit à la rébellion.
La coupe du monde de football en 1978 en Argentine, la venue du Pape, le congrès international de recherches contre le cancer, etc... leur permirent d’accroître encore leur audience, auprès des journalistes étrangers en particulier. La guerre des Malouines que la junte militaire avait "imprudemment" enclenché pour contrer le mécontentement grandissant de la population (des dizaines de milliers de personnes défilent à Buenos Aires en criant "Paix, Pain et Travail") et provoquer une mobilisation patriotique, devient en fait le détonateur de la crise et signe la chute du pouvoir militaire.
24 heures après la reddition du général Menendez, la foule revient sur la place de Mai, mais en furie cette fois-ci. Les "folles" ne sont plus seules...
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, Argentine
L’auteur nous tient en haleine en racontant la folle histoire des ces "folles" de la Place de Mai et de l’ensemble du peuple argentin entre 1976 et 2000. Les folles de Mai continuent de tourner sur "leur" place, l’idée de retrouver leur enfant ayant succédé à celle de le "réclamer". Cette protestation a pris un tour métaphorique et traduit le refus de tout ce qui peut flouer le peuple argentin, mais aussi de tout abus de pouvoir dans n’importe quel lieu du monde. Elles parlent maintenant à la radio et la télévision, interviennent dans les commissariats avec leurs avocats, s’occupent aussi de problèmes écologiques, de lutte contre le chômage et la décomposition sociale, affirment le droit à la rébellion, traquent les mensonges en tout genre et les chantages des puissants.
Livre
SARNER, Eric, Mères et "folles" sur la place de Mai , Editions Charles Léopold , 11/2000 (France), 177 p.
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