12 / 1999
En décembre 1994, l’entreprise Matra avait été choisie par l’Etat français pour développer le missile SCALP (Système de Croisière Autonome à Longue Portée), tandis qu’à la même époque le gouvernement anglais lançait un appel d’offre pour un autre missile de conception technique relativement proche ; Matra s’est alors associée à l’entreprise anglaise BAe Dynamics pour convaincre les deux clients de l’intérêt de fusionner les deux produits et d’adopter un projet rebaptisé "Scalp-EG/Storm Shadow".
L’alliance entre les deux entreprises posait cependant de nombreux problèmes :
- le projet devait recevoir à chacune des étapes l’approbation à la fois de la DGA française (Délégation Générale de l’Armement)et du MoD britannique (Ministry of Defence); or les divergences dans l’histoire passée font que les systèmes techniques ne sont pas les mêmes d’un prescripteur à l’autre : quelles sont les meilleures solutions ? Comment concevoir en commun ?
- si les états-majors des entreprises ont pu y voir une opportunité de partage des coûts fixes de développement, le personnel l’a ressentie comme une menace, car les fusions d’activité entraînent souvent des réductions d’effectifs, d’autant qu’il s’agissait d’une alliance "additive", c’est-à-dire d’une alliance entre deux firmes concurrentes dont la complémentarité était faible (BAe Dynamics a d’ailleurs essuyé trois plans sociaux successifs ces dernières années, passant de 15 000 personnes au début des années 80 à 3 000 aujourd’hui);
- les deux entreprises étaient réputées avoir une culture d’entreprise forte, caractérisée par une certaine arrogance technologique mêlée d’orgueil national ;
- l’obstacle de la langue a dû être levé grâce à un très lourd dispositif de formation.
La structuration s’est faite, dans un premier temps, autour de la fondation d’une équipe coeur binationale, colocalisée en France autour d’un seul directeur de programme, et comprenant une vingtaine de personnes pour 400 personnes impliquées au total sur le projet de conception ; son rôle était de redéfinir en détail le projet par rapport à ce qui avait été prévu lors de l’appel d’offre, qu’il s’agisse de faisabilité technique, de vérité des coûts par rapport aux devis ou de stratégies techniques.
Cette phase du projet a entraîné des mécanismes positifs de distanciation et de liaison : externalisation des conflits vers les anciennes sociétés mères, ce qui permet de fonder la neutralité de l’équipe projet ; affranchissement progressif des procédures rigides et des argumentaires sur des ordres du jour précis et développement de la complicité entre les individus et d’une organisation plus souple et plus réactive.
Selon Philippe Piron, qui a étudié le déroulement de ce projet, l’un des secrets de sa réussite tient aussi à une "gestion subtile de l’équité", qui va bien au-delà de la proportionnalité financière entre la contribution en terme de marché et la rétribution en termes de tâches, d’autant que dans ce cas précis, la division du travail ne pouvait être spontanée comme lors d’alliances entre firmes complémentaires.
Au problème de l’égalité quantitative du cash-flow ou entre les volumes horaires (difficilement mesurable, car la productivité horaire n’est pas la même dans les deux pays)s’est rapidement ajoutée une évaluation des tâches plus qualitative par les ingénieurs : certains d’entre eux tenaient par exemple, pour des raisons de carrière, à travailler sur le domaine porteur du traitement d’images. Mais à côté de cette équité distributive s’est peu à peu dessiné un autre registre, celui de l’équité procédurale, voire comportementale, fondée notamment sur le principe du "right of voice" ou "voix au chapitre" : le fait qu’un dirigeant affirme "quand je dis non, c’est non, et je n’ai pas à fournir d’explication" apparaissait inadmissible ; la reconnaissance intellectuelle et émotionnelle de l’autre est un élément fondamental de l’équité.
Celle-ci était cependant continuellement confrontée à une autre exigence, celle de l’efficience : lorsqu’il est apparu qu’un des partenaires ne réussirait pas à réaliser une tâche à un coût satisfaisant pour le projet, la tâche est revenue à l’autre. Selon P. Piron, c’est d’ailleurs dans le "substrat matériel" que ce type d’alliance trouve son salut : l’urgence des problèmes techniques permet de faire converger les positions des différents partenaires.
Mais la solidarité du management colocalisé est également essentielle : il faut d’abord qu’il y ait cohésion pour qu’un processus de cospécialisation progressive puisse se déployer.
Enfin ce projet n’a pu réussir que parce qu’il était clair dès le départ qu’il ne s’agissait pas seulement d’une alliance dans le cadre d’un projet unique mais de l’amorce d’une fusion entre les deux missiliers, et donc d’une perspective de coopération de long terme : dans le cas d’une alliance ponctuelle, les partenaires se livrent généralement à un jeu complexe d’ "ami-ennemi".
Paradoxalement, les obstacles que présentait cette alliance semblent avoir constitué une chance pour les deux entreprises, notamment en les obligeant à revoir en profondeur leurs systèmes techniques et à perfectionner leur pratique de l’organisation concourante.
entreprise, gestion d’entreprise, armement, industrie d’armement, technologie de pointe
, France, Royaume-Uni
Il peut paraître curieux de proposer à des associations humanitaires l’exemple d’une alliance entre deux missiliers, mais l’expérience prouve que le domaine de la guerre est l’un de ceux où les progrès sont les plus rapides et où les cerveaux se montrent les plus féconds dans l’innovation et la recherche de solutions. J’ai été très sensible à la prise en considération de la notion d’équité dans ses différentes composantes, y compris "émotionnelle", par les pilotes du projet, dans le simple but d’améliorer l’efficience des équipes, ainsi qu’à cette idée qu’en faisant alliance avec un concurrent, on peut apprendre énormément sur soi-même et progresser à pas de géant. Ce n’est pas rien, que de se faire expliquer par les professionnels de l’armement que la paix est préférable à la guerre.
Compte rendu de colloque, conférence, séminaire,… ; Articles et dossiers
LUCAS, Olivier, PIRON, Philippe, LE MASSON, Pascal, La conception en alliance intégrée : le cas de l'alliance européenne des missiles tactiques - séminaire 'Ressources technologiques' in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1999 (France), V
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