Quand un patron demande à ses salariés ce qu’il faut faire
08 / 1999
En 1984, le groupe Sulzer cherche à sauver sa filiale française, la CCM Sulzer, spécialisée dans la construction de moteurs diesel pour la marine, dont les pertes s’alourdissent. Le licenciement de 20 pour cent du personnel fait partie des mesures drastiques envisagées. Bertrand Martin, ingénieur du génie maritime, accepte alors de quitter les chantiers navals de Nantes pour prendre la présidence de l’entreprise ; le groupe est prêt à financer, sur deux ans, un redressement de la filiale pour sauver ce qui peut l’être, et lui donne "carte blanche" pendant un an.
Après seulement 3 jours dans l’entreprise, B. Martin prend une première décision qui aura une grande valeur symbolique : le siège, installé à Paris avec un effectif de 400 personnes (soit le tiers de l’entreprise), sera déplacé à Mantes-la-Jolie, où se situe l’usine, ce qui facilitera la communication.
Mais le personnel est démoralisé, des cadres démissionnent, et l’audit préalable n’a pas fait de recommandations très consistantes, à part un plan social.
C’est d’un consultant, B. Sarrazac, que viendra une idée plutôt inattendue : toute personne qui a des suggestions, quel que soit son rôle dans l’entreprise, est invitée à s’inscrire dans un groupe de travail pour en parler ; une grande assemblée générale où tous les salariés seront conviés est prévue deux mois plus tard : les groupes de travail y présenteront leurs propositions, et le président s’engage à attendre ce jour-là avant de prendre une décision et à ne pas prendre connaissance des propositions à l’avance. 32 groupes sont constitués et animés par un comité inter-hiérarchique composé de 9 personnes que le consultant a choisies en demandant aux employés de lui désigner des collègues "authentiquement dévoués à la maison" et en sélectionnant ceux qui faisaient l’unanimité.
Lors de l’assemblée générale, les syndicats sont présents, et tout le monde sait qu’il y a une menace de licenciement ; pourtant, pas de sifflets, pas de slogans, mais des applaudissements et un enthousiasme qui monte au fil des exposés. A la fin, le président déclare que désormais tout le monde connaît exactement la situation et sait ce qu’il faut faire ; lorsqu’il demande aux participants s’ils sont prêts à s’engager pour réaliser ces propositions, un long applaudissement lui répond. Le président se porte garant, pour sa part, que les propositions du personnel seront appliquées ; l’objectif de 70 pour cent des propositions réalisées en 6 mois est retenu.
Cependant les groupes se heurtent rapidement à des refus plus ou moins justifiés, que ce soit de la part de la comptabilité ou encore du bureau d’étude. Avec le temps, les gens mûrissent et se rendent compte qu’il y a des vraies difficultés, mais aussi qu’il faut avant tout "se changer soi-même" ; un animateur met alors en place avec les salariés une formation spécifique à ce "nouveau comportement ". Au bout d’un an d’efforts, 90 pour cent des propositions initiales sont réalisées, et l’équilibre financier est retrouvé dès la fin de 1986.
Mais, peu après, 3 chantiers navals importants annoncent leur fermeture, et la suppression de 100 à 150 emplois paraît cette fois inévitable ; la négociation avec les syndicats se déroule sans heurt.
C’est alors que se présente une commande chinoise pour deux moteurs de centrale électrique, avec des conditions de prix et surtout de délais très durs (7 mois au lieu de 10). Le président réunit les représentants de tous les services et de tous les niveaux hiérarchiques ; il leur expose la situation en leur donnant trois jours pour prendre la décision de relever ou non le défi.
Des débats s’organisent dans tous les services, et 80 pour cent des agents votent pour accepter la commande. Au bout de 6 mois et demi, les moteurs sont terminés ; le client chinois, stupéfait, passe d’autres commandes dans les mêmes conditions. Mais les personnels ont fait beaucoup de sacrifices pour tenir le pari (certains ont spontanément annulé leurs vacances); il est impossible de continuer à ce rythme. L’encadrement propose alors la refonte complète de l’usine avec mise en ouvre du principe du "juste à temps ". Quelques années plus tard, en 1995, l’entreprise est devenue florissante ; elle a réembauché plus de personnels qu’elle n’en avait licencié, est devenue leader sur son marché et intervient dans 120 pays.
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, France
Pourquoi dans certains cas les boîtes à idées restent-elles obstinément vides, tandis qu’ailleurs elles permettent de redresser une entreprise au bord du gouffre ? D’abord parce que les idées ne suffisent pas et qu’il faut que les moyens suivent, ce dont B. Martin s’était assuré au préalable auprès du groupe. Mais aussi et surtout parce qu’il a eu l’audace d’aller jusqu’au bout de la démarche, et d’adopter un dispositif qui frise l’utopique autogestion. En commençant par avouer qu’il ne savait pas comment s’y prendre et en donnant la parole à l’ensemble des personnels, le président a mis tant les cadres que les représentants syndicaux en situation de porte-à-faux, mais ce "monde à l’envers" a rétabli la juste hiérarchie entre la fin (la survie et la réussite de l’entreprise)et les moyens (l’organisation hiérarchique et sociale censée les assurer, et qui y avait échoué). Autre élément important, le consultant qui a monté l’opération a su tirer parti de la force symbolique de la grande assemblée générale du départ, où l’entreprise tout entière se sentait unie et solidaire, et qui faisait suite au déménagement du siège vers l’usine. Enfin, ce dirigeant explique qu’il a mis au centre de son action l’adage suivant : "il faut servir l’homme plutôt que s’en servir ". N’est-ce pas la définition même de l’éthique des affaires ?
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MARTIN, Bertrand, CLAES, Lucien, Ecole de Paris du Management, Crise et engagement des hommes - séminaire 'Crises et mutations' in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1996 (France), II
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