03 / 1996
Les transformations récentes liées à la fois à la sécheresse, au développement de l’irrigation et à l’application de nouvelles lois foncières contribuent à l’affaiblissement des relations de complémentarité en milieu rural et à l’attisement des conflits. Les enjeux de ces transformations (émergence de nouveaux acteurs économiques et influence croissante du pouvoir extérieur)pose la question des nouvelles formes de reproduction du pouvoir des notabilités.
La remise en cause par la sécheresse des relations de complémentarité spatio-temporelle qui existaient entre les agriculteurs, éleveurs et pêcheurs a eu deux principales conséquences : d’une part l’attisement des tensions sur les terres, lié à la modification des transhumances des éleveurs et la sédentarisation des nomades ; d’autre part, l’affaiblissement des liens de solidarité, lié au rapprochement des modes de vie et donc à la diminution des échanges entre les différents groupes.
Les relations entre éleveurs et agriculteurs ont aussi été rendues plus difficiles avec le développement de l’irrigation. L’accès aux périmètres fût interdit aux éleveurs (risque de déprédations des infrastructures par le bétail)et la présence d’aménagement barrait l’accès au fleuve des éleveurs. La régulation du débit du fleuve liée à la mise en eau des deux grands barrages de Diama et Manantali entraîna une diminution des surfaces cultivables des terres de waalo, sur lesquelles les éleveurs n’hésitent pas à faire pâturer leurs troupeaux.
Dans ce contexte de conflits liés à l’irrigation, de nouvelles lois foncières ont été créées. Selon l’ordonnance foncière de 1983 et le décret d’application de 1990, les terres dites "mortes" du fait de leur non mise en valeur, reviennent au domaine de l’Etat. L’application de cette nouvelle législation va avoir des incidences sur les relations de complémentarité. La notion de "terres mortes" dénie la fonction qu’avaient les espaces vacants dans l’accroissement des alliances politiques et des rapports de clientèle des maîtres de territoire. Le principe de "mise en valeur" selon lequel "la terre appartient à celui qui la cultive" n’a le plus souvent pas été appliqué pour les populations d’origine servile. Il a par contre entraîné une diminution des prêts de terre limités à des proches et à parfois donné lieu à des conflits sanglants : des détenteurs de droit de culture se sont revendiqués maître de la terre au nom du principe de la mise en valeur.
L’application des lois foncières s’inscrivant dans le cadre de plans d’ajustement structurel a favorisé la création d’un nombre important de périmètres privés. Nombre d’entre eux appartiennent à des promoteurs privés, dont l’arrivée dans la vallée a amené les populations riveraines à revendiquer la propriété des terres. Etant généralement des fonctionnaires, commerçants et hommes d’affaire ne résidant pas sur place, leur présence contribue à fragiliser les solidarités locales.
Une autre conséquence des déséquilibres et transformations en cours sont les conflits inter-ethniques, autre source d’affaiblissement des liens de complémentarité. Les événements de 1989 entre le Sénégal et la Mauritanie en sont un exemple sanglant. La fermeture de la frontière a remis en cause les relations séculaires qui existaient entre les deux rives, empêchant les détenteurs de terre d’aller cultiver de l’autre côté du fleuve et les troupeaux de traverser le fleuve, modifiant ainsi les parcours de transhumance. Les autorités mauritaniennes ont récupéré les terres des négro-mauritaniens refoulés au Sénégal pour les redistribuer aux rapatriés mauritaniens du Sénégal. Aujourd’hui, avec la réouverture de la frontière, le retour des négro-mauritaniens sur la rive droite est conditionné par la récupération de leur terre, ce à quoi s’oppose l’administration mauritanienne. Les événements de 1989 ont conduit à une rupture des relations inter-ethnique et à un repli sur soi, attisant les tensions, en particulier autour des problèmes fonciers.
Mais ces derniers ne peuvent être ramenés au seul problème inter-ethnique, l’influence croissante du pouvoir extérieur devant être prise en compte.
Les sociétés rurales doivent faire face au défi économique que représentent le désengagement de l’Etat et les perspectives de profit liées à l’aménagement de la vallée. De nouveaux acteurs (hommes d’affaires, commerçants, fonctionnaires)semblent les mieux placés pour relever ce défi : leur insertion dans des circuits économiques et politiques leur permet d’investir dans l’irrigation. Si l’arrivée de nouveaux propriétaires non ressortissants de la région peut entraîner des résistances, l’influence d’un pouvoir extérieur peut être encouragée ou tout du moins bénéficier de la bienveillance des populations locales, surtout s’il s’agit d’originaires de la région. Dans la région de Gorgol, des notabilités disposant d’assises financières et politiques financent la construction de petits barrages, au profit de haratines (population d’origine servile de la société Maure)et parfois à la demande de ces derniers. Ceci permet aux notabilités de pérenniser des liens de dépendance et de développer leur réseau de clientèle sur lequel ils pourront compter lors des élections communales. De plus, par un compromis entre le droit coutumier et la législation foncière, les notabilités gardent un contrôle sur ces terres : s’ils autorisent les haratines à hériter des terres, ils ne les autorisent pas à les vendre sans leur consentement. Dans une autre région, en milieu haalpulaar, des fonctionnaires et commerçants de la ville ont pris la direction d’un comité des exploitants lors de sa création. Cela leur a permis en quelques années d’acquérir des droits sur des terres. Ceci s’est fait avec la bienveillance des familles propriétaires qui voyaient en ses hommes d’affaires, les personnes les plus à même de les défendre.
L’émergence d’acteurs médiateurs entre l’extérieur et le local est le signe que les conditions de survie et de reproduction des sociétés rurales se trouvent de plus en plus à l’extérieur. Dès lors, les mécanismes de reproduction du pouvoir des notabilités semblent de plus en plus liés à leurs moyens économiques et politiques. De nouvelles formes de légitimités du pouvoir sont-elles en train d’émerger, où l’absence du prestige social lié à une position statutaire défavorable pourrait être compensée par une assise matérielle ?
irrigation, politique foncière, milieu rural, agriculture et élevage
, Mauritanie
Colloque "Agriculture paysanne et question alimentaire", Chantilly, 20-23 février 1996.
Compte rendu de colloque, conférence, séminaire,…
LESERVOISIER, Olivier (France)
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