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La précarisation générale des relations d’emploi fair émerger dans les entreprises de nouvelles formes de domination, d’autant plus impitoyables qu’elles sont plus anonymes et plus intériorisées par les intéressées

Elisabeth BOURGUINAT

10 / 1998

Le durcissement actuel des conditions d’embauche et de travail fait émerger dans les entreprises des comportements qui relèvent de rapports de domination, alors que, depuis un certain temps déjà (certains évoquent la date de 1981), ce terme de domination a disparu des théories du management, pour faire place à ceux de coopération, coordination, communication, convention, confiance, participation, initiative, régulation, valorisation et engagement des individus, etc.

Selon Michel Villette, c’est peut-être parce que, en effet, la véritable domination a disparu, pour laisser la place à ce que Max Weber appelait la " puissance ", qui s’exerce de façon mécanique : ce ne sont plus des hommes qui dominent, ce sont des machines et des systèmes qui s’occupent de nous faire faire ce que nous faisons, de même que, dans nos villes modernes, ce sont des plots de ciment, et non plus la présence d’agents, qui nous empêchent de monter sur le trottoir. Un participant cite à ce sujet un article de Bruno Latour, dans lequel celui-ci explique que, dans certaines voitures américaines, l’ordinateur de bord vous intime l’ordre d’attacher votre ceinture lorsque vous l’avez oubliée, avant de vous permettre de mettre le contact.

David Courpasson note également que dans les entreprises, la domination s’exerce beaucoup moins par l’entremise de chefs particulièrement autoritaires qu’à travers les multiples instruments de gestion, dont chacun a intériorisé les principes et les critères. Cette "pseudo-domination" s’exerce d’ailleurs de façon d’autant plus implacable que les managers, paradoxalement, sont impuissants : confrontés aux exigences tragiques de la survie, ils reproduisent dans l’entreprise les contraintes qu’ils subissent eux-mêmes.

M. Villette, qui poursuit son paradoxe en s’appuyant sur "La Vénus en fourrure" de Sacher Masoch, estime que la précarité ambiante crée en réalité un grand désir de domination chez beaucoup de nos contemporains, mais que ceux-ci ne parviennent plus à trouver quelqu’un qui accepte de les dominer selon le mode traditionnel, fait d’autorité mais aussi de prise en charge et de protection : l’idéal de la domination, c’est la mère qui exerce sur son enfant sa toute-puissance, mais le protège contre tous les périls extérieurs.

Même le travail minimal de domination que les dirigeants doivent assurer est sous-traité à des "professionnels de la domination", middle-managers, directeurs de ressources humaines, voire consultants, et la domination ainsi médiatisée est d’autant plus impitoyable : si le locataire de votre appartement tombe au chômage et que vous le connaissez, vous hésiterez à le faire expulser ; mais si le propriétaire est une SICAV immobilière, le gérant va procéder à l’expulsion sans états d’âme, dans l’intérêt supérieur de la SICAV.

C’est lorsque la domination perd la "modération" qui la rend acceptable qu’elle pose problème : dans l’entreprise traditionnelle, l’employé ne triche pas trop dans son travail, il n’est pas trop absent, pas trop indiscipliné, et en échange le patron lui paye à la fin du mois un salaire à peu près acceptable ; mais du fait de la spéculation et des marchés financiers, les investisseurs sont de plus en plus des étrangers à l’entreprise, des nomades doués d’une extraordinaire capacité d’opportunisme ; la forme de domination qu’ils exercent s’apparente à du pillage, sans aucun respect pour les personnes ni prise en compte de l’avenir de l’entreprise.

Alain Lebaube souligne aussi les sources de domination anonyme qu’entraîne l’externalisation : lorsqu’une entreprise se recentre sur son noyau dur d’activités et délègue à d’autres entreprises ses activités périphériques, elle recourt à un mode de gestion fondé sur la contrainte de la vulnérabilité et de la précarité, qu’elle fait peser sur ses sous-traitants.

Au sein même de l’entreprise, on est passé progressivement d’un système fondé sur le contrat de travail à un système qui privilégie le contrat commercial : l’embauche apparaît comme une sorte de commande, le travail comme une prestation délivrée à un client, le licenciement comme la rupture du contrat ; la domination est d’autant plus forte qu’elle s’exerce au travers de tractations commerciales, en dehors de tout rapport affectif.

Au sommet de la pyramide de la domination, on trouve non pas un " dominateur monstrueux " qui nous manipulerait tous, mais la mondialisation et les modes de gestion, de production et de fonctionnement économique qu’elle entraîne.

Mots-clés

abus de pouvoir, entreprise, mondialisation


, France

Commentaire

A une époque où tous les médias vantent les mérites de l’entreprise individuelle, de l’initiative, de la prise en charge de son propre destin, et où certains célèbrent - peut-être avec un peu trop de précipitation - la fin de l’aliénation par le salariat, M. Villette laisse entendre que beaucoup d’entre nous sont en réalité à la recherche de formes archaïques de domination. Quand le loup entre dans la bergerie, les morsures du chien paraissent délectables ! Mais est-ce vraiment de domination que nous avons besoin, ou de voir garantir de façon beaucoup plus forte que par le passé les droits de chacun ? Les manifestations de chômeurs nous rappellent tous les jours que le fait de pouvoir subvenir à ses besoins est en principe un droit inscrit dans la constitution. Comment, forts de toutes nos technologies et de toutes nos découvertes scientifiques, nous laissons-nous dicter notre loi par les systèmes anonymes et aveugles que nous avons inventés, et qui nous ont échappé ? Je ne crois pas que ce soit de domination au quotidien que nous ayons besoin, mais d’un pilote qui gouverne le navire d’après les voux exprimés démocratiquement par les passagers !

Source

Compte rendu de colloque, conférence, séminaire,…

COURPASSON, David, VILLETTE, Michel, LEBAUBE, Alain, THOENIG, Jean Claude, BOURGUINAT, Elisabeth, Ecole de Paris de Management, Le retour de la domination ? , Association des Amis de l in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1997 (France), IV

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