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Le théâtre d’entreprise

Donner la parole aux salariés sous le contrôle - très- strict de la direction : une démarche qui a le mérite de dynamiser la communication dans l’entreprise

Elisabeth BOURGUINAT

10 / 1998

Aurélien Lorgnier est auteur et acteur de théâtre d’entreprise. Il intervient avec d’autres comédiens à la demande d’un dirigeant qui souhaite faire passer un message délicat, en général à l’occasion d’une grande réunion ; mais l’objectif est aussi de porter la contestation sur la place publique, et ce en toute discrétion, puisque ce sont les comédiens qui s’expriment.

La première étape consiste à mener une enquête à la base, de façon " masquée ", c’est-à-dire avec un alibi qui permet aux comédiens de faire parler les gens sur ce qu’ils vivent dans l’entreprise. Un scénario, écrit à partir de cette enquête, est soumis au dirigeant, puis la représentation a lieu.

A. Lorgnier explique ainsi comment, en plein milieu d’une " grand-messe " organisée par une banque mutualiste pour présenter son nouveau plan stratégique devant 600 salariés, il était assis au milieu du public et a soudain levé le doigt pour dire qu’il n’était pas d’accord avec les orientations retenues. Bourdonnements dans la salle ; l’animateur, qui était prévenu, interroge du regard le directeur général, qui était également complice, et demande à l’intervenant d’attendre qu’on lui porte un micro. Evidemment, le micro ne marche pas, et l’intervenant est prié de venir s’exprimer sur la scène ; il répète qu’il n’est d’accord ni avec la table-ronde ni avec le président, et il commence, d’une voix d’abord hésitante puis de plus en plus assurée, à expliquer ses arguments. Il invite une autre personne de son agence à venir dire qu’elle pense comme lui ; un troisième comédien intervient alors pour défendre le plan stratégique et dire pourquoi il pense qu’il faut aller dans cette direction-là. Pendant tout ce temps, les sifflements et les applaudissements se succèdent dans la salle. A la fin, on fait le noir, et on révèle qu’il s’agissait d’une mise en scène.

Une autre expérience est intervenue lors d’une journée " résultats et perspectives " dans une entreprise de 700 salariés. Les résultats d’une enquête de climat social étaient catastrophiques ; il fallait pourtant les annoncer, mais la direction ne savait pas comment s’y prendre. A. Lorgnier a écrit un sketch dans lequel un directeur commente avec sa secrétaire les résultats de l’enquête en question. Tous deux rient beaucoup en constatant à quel point les résultats sont mauvais (les chiffres indiqués étaient les vrais); mais le directeur reçoit alors un coup de fil de son supérieur le prévenant que c’est lui qui a été choisi pour annoncer ces résultats aux salariés. Retournement de situation : il essaie désespérément, avec sa secrétaire, de trouver quelques chiffres positifs à mettre en valeur.

Les dirigeants qui s’engagent dans ce type d’action partent souvent du constat que le " bourrage de crâne " auquel on se livre traditionnellement dans ces grandes assemblées ne fonctionne pas ou plus : les gens savent très bien qu’on va commencer par produire une avalanche de chiffres catastrophiques pour leur faire comprendre que rien ne va plus, puis une avalanche de discours rassurants pour les convaincre qu’ils sont capables de relever le défi, et que les moyens retenus pour y parvenir sont les bons. Tout ce qui va être dit est prévu d’avance, et chacun se tasse dans son fauteuil en attendant que cela se passe.

Le théâtre d’entreprise permet de donner la parole à la " base " : au lieu de répéter obstinément qu’on est tous d’accord, on admet que non et que cela pose énormément de problèmes, mais qu’on va essayer de les résoudre.

Le théâtre d’entreprise permet par ailleurs ce que les Anciens, et surtout nos dramaturges classiques après eux, ont appelé la " purgation des passions " : toute la force de la pièce vient de ce qu’elle constitue un " miroir " de l’entreprise, mais en même temps, personne ne se sent personnellement visé puisque l’anonymat est respecté et que ce sont des comédiens qui interprètent les rôles. Grâce à cet effet de miroir et de distanciation combinés, on arrive à rire de comportements qu’on sait être les siens, et on parvient, grâce au rire, à se purger de l’angoisse que crée cette conscience d’avoir des comportements qui gênent la collectivité.

Enfin, c’est un moment fort dans la vie de l’entreprise : un moment qui rompt avec les habitudes et le train-train, qui laisse des souvenirs et peut constituer la première étape de divers changements. Les problèmes sur lesquels le directeur des ressources humaines s’efforçait vainement d’attirer l’attention passent soudain au premier plan ; après cela, les directions ne peuvent plus vraiment rester immobiles.

Mots-clés

entreprise, théâtre


, France

Commentaire

Au cours du débat, plusieurs participants ont mis en question la façon dont la parole est donnée aux membres de l’entreprise, dans la mesure où la direction exerce forcément une certaine censure. A. Lorgnier a expliqué de façon assez convaincante qu’en effet, les dirigeants ont assez naturellement tendance à vouloir contrôler et supprimer tout ce qui est un peu trop impertinent ou choquant ; mais dans ce cas le risque est d’aboutir à un discours aseptisé, qui ne va pas passer : les gens savent pertinemment que la troupe est là avec l’accord de la direction et qu’elle s’efforce de transmettre un message qui vient, essentiellement, de celle-ci ; si en plus les comédiens recourent à la langue de bois, les membres de l’entreprise vont penser qu’on les prend pour des imbéciles. C’est sur cet argument qu’A. Lorgnier s’appuie pour défendre ses textes face aux dirigeants.

Certes, l’expression de la contestation est très encadrée, et le fait de rire des problèmes de l’entreprise a peut-être pour résultat de désamorcer la contestation. Mais, selon A. Lorgnier, la violence que représente le rire est loin d’être négligeable, et il vaut mieux cette violence-là que le silence total, comme c’est souvent le cas jusqu’à ce qu’éclate une grève.

Au total, cet exercice paraît d’autant plus excitant qu’il est périlleux : la ligne de démarcation entre l’agora, où chacun peut prendre la parole, et l’infiltration, qui permet une meilleure " intox ", me paraît particulièrement floue !

Source

Compte rendu de colloque, conférence, séminaire,…

BOURGUINAT, Elisabeth, LORGNIER, Aurélien, Ecole de Paris de Management, Le rôle du rire dans les organisations, Association des Amis de l in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1997 (France), IV

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