Le libre-échange généralisé va entraîner la réduction des déséquilibres mondiaux mais aussi l’accroissement des inégalités au sein de chaque pays
08 / 1998
Selon Pierre-Noël Giraud, directeur du Centre d’Economie Industrielle de l’Ecole des Mines de Paris, le commerce avec les pays à bas salaires et à compétences technologiques (PBSCT)entraînera l’accroissement des inégalités dans les deux types de pays.
En effet, la population active des pays riches peut être divisée en trois catégories : les " compétitifs ", qui possèdent des qualifications et des savoir-faire que les PBSCT ne peuvent imiter (pour la France, cela va des Airbus aux parfums en passant par les camemberts...); les " exposés ", qui sont directement en compétition avec les salariés des PBSCT, qu’il s’agisse d’ouvriers ou d’informaticiens ; enfin, les " protégés ", qui produisent des biens et surtout des services qui, par nature, ne peuvent pas voyager (par exemple les services aux ménages).
Or l’accroissement des échanges entre les pays riches et pays à bas salaires, s’il crée quelques emplois compétitifs supplémentaires dans les pays riches, y supprime un nombre bien supérieur d’emplois exposés, puisque c’est précisément la raison d’être de ces échanges. Certains ont beau essayer de prouver que les revenus supplémentaires acquis par les compétitifs sont réinjectés dans l’économie nationale et créent ainsi des emplois, le bilan en termes d’emplois est forcément négatif : non seulement ces revenus peuvent à leur tour bénéficier aux PBSCT exportateurs, mais, fondamentalement, les produits que nous exportons, même lorsqu’ils sont plus chers, " contiennent " moins d’emplois que les produits qui ont été remplacés par des importations.
Pour que l’équilibre soit rétabli puis maintenu, il faudrait que la création d’emplois compétitifs se fasse au même rythme que la destruction d’emplois exposés. Or la création d’emplois compétitifs dépend de nos capacités d’innovation, tandis que la destruction d’emplois exposés dépend seulement de la capacité des pays à bas salaires à imiter nos savoir-faire, imitation qui leur est d’autant plus aisée que les délocalisations déjà massives ont largement facilité les transferts de technologies.
De plus, il ne s’agit plus seulement de quelques " dragons " sud-asiatiques : la Chine, l’Inde, les ex-pays socialistes d’Europe, la totalité de l’Amérique du Sud et quelques pays du pourtour méditerranéen sont maintenant susceptibles de nous faire une véritable concurrence.
La seule façon pour nous de gagner cette course effrénée serait d’abaisser inexorablement le coût du travail des actifs exposés et même des protégés : ceci freinerait la destruction des emplois exposés et inciterait les compétitifs, du fait de la baisse induite du prix des biens et des services, à consommer davantage et ainsi à créer des emplois protégés. C’est grosso modo la solution qu’ont adoptée les Etats-Unis, avec un chômage incontestablement beaucoup plus faible qu’en France, mais 17
des employés à plein temps qui vivent au-dessous du seuil officiel de pauvreté...
Quant aux pays à bas salaires, les inégalités vont également y croître : les capitalistes de ces pays, ayant des débouchés immenses à l’exportation, ne sont nullement contraints d’augmenter le pouvoir d’achat de leurs employés pour écouler leurs marchandises ; ils vont donc continuer à accumuler d’immenses fortunes.
Selon P. - N. Giraud, il s’agit là d’un simple retournement de l’histoire : à la fin du 18ème siècle, le monde était composé de territoires égaux ; le revenu moyen entre les trois grandes zones peuplées, l’Europe, l’Inde et la Chine, était du même ordre de grandeur. L’inégalité était interne à chacun de ces territoires, avec d’un côté les aristocrates et les marchands, de l’autre la masse des paysans et des artisans. Au 19ème siècle et plus encore au 20ème, l’inégalité s’est développée surtout entre les territoires, le revenu moyen dans les pays industrialisés (en incluant les pays d’Europe de l’Est et la Russie)étant aujourd’hui 8 fois supérieur au revenu moyen de ce qu’on appelait encore il y a peu le Tiers-Monde (le rapport n’était que de 1 à 3 en 1900). Pendant ce temps, on assistait à une spectaculaire réduction des inégalités au sein des territoires, qu’elle ait pris la forme du fordisme aux Etats-Unis puis en Europe occidentale et au Japon, ou du socialisme en Russie, dans les pays de l’Est et en Chine. Avec l’effondrement des socialismes et l’éveil économique des pays dits du tiers-monde, mais aussi le ralentissement de la croissance du marché intérieur des pays riches, ces anciennes logiques se disloquent ; les couches moyennes, que le capitalisme avait engendrées et sur lesquelles, des années 20 aux années 70, il avait fondé sa croissance, vont être sacrifiées.
libre échange, mondialisation, inégalité sociale, emploi, transfert technologique, paupérisation
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Au cours du débat houleux qui a suivi cet exposé, certains ont proposé de prévenir la crise majeure que prévoit P. - N. Giraud par l’instauration d’un protectionnisme aux frontières européennes, d’autres par plus de socialisme ; d’autres encore ont répondu que le protectionnisme est désormais impossible et qu’à trop vouloir " partager le gâteau ", on compromet l’existence même de celui-ci. Au total, la possibilité d’une intervention politique est largement mise en question. Tout doit " s’écouler selon les lignes de la plus grande pente économique " : production là où le rapport qualité/prix du travail est le meilleur, vente là où se trouve le pouvoir d’achat. A supposer que ce soit in fine pour le plus grand bonheur de tous, comme le veut la cosmogonie libérale, le temps que ce sablier met à s’écouler est synonyme de souffrance pour le plus grand nombre. L’échec (relatif ? )des socialismes nous a rendus timides, et nous sommes plus ou moins résignés à l’idée que la nature reprend de toute façon ses droits lorsqu’on tente de la contrarier. Mais n’est-il pas de la dignité humaine de s’efforcer, coûte que coûte, de détourner le cours " naturel " - et donc inhumain - des choses ?
Compte rendu de colloque, conférence, séminaire,…
GIRAUD, Pierre Noël, BERRY, Michel, Ecole de Paris de Management, Effets inattendus du commerce avec les pays à bas salaires, Association des Amis de l in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1995 (France), I, Une version proche a été publiée dans la revue " Gérer et Comprendre ", n° 37, décembre 1994, sous le titre " Libre échange et inégalités ".
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