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La gestion d’une entreprise, entre rationalité et rites tribaux

Elisabeth BOURGUINAT

08 / 1998

Claude Riveline, chercheur en gestion et professeur à l’Ecole des Mines de Paris, a commencé ses recherches dans la mouvance du calcul économique classique, selon lequel le fonctionnement d’une entreprise est gouverné par un principe unique, la maximisation du profit. Croyant fermement, comme la plupart des ingénieurs à cette époque, qu’il était possible d’appliquer les mathématiques au pilotage d’une entreprise, il découvre rapidement, à travers les observations concrètes auxquelles il se livre sur le terrain, que les choses sont loin d’être aussi simples.

Par exemple, il paraît évident que dans une mine on doit commencer par exploiter les bons filons et ensuite, seulement si c’est rentable, les mauvais. Or C. Riveline eut a étudier le cas d’une mine qui menaçait de fermer alors qu’elle contenait du minerai d’excellente qualité qui n’avait pas été exploité, et qu’on avait extrait en abondance du minerai moins bon. L’étude montra que ce comportement " illogique " était dû à la mesure quotidienne de la production : les exploitants, pour obtenir tous les jours un tonnage comparable, commençaient par exploiter les mauvais filons, toujours aléatoires, et complétaient en fin de journée avec les bons.

Autre exemple, un atelier de laminage à froid faisait l’objet de récriminations de la part du service commercial de l’entreprise parce qu’il livrait toujours ses commandes en retard. L’analyse fine des retards en question montra que ceux-ci ne concernaient que les commandes de tôles fines, les tôles épaisses étant livrées en temps voulu, voire même en avance. Les responsables de l’atelier, ayant à respecter des objectifs de tonnage mensuel, se consacraient exclusivement aux tôles épaisses à partir du 20 de chaque mois pour être sûrs d’atteindre ces objectifs.

Ce type d’exemple révèle deux choses : d’une part, que la rationalité qu’on attendrait d’une entreprise, à savoir la maximisation du profit, peut être entravée par des " logiques locales " propres aux différents agents de l’entreprise ; d’autre part, que ces " logiques locales " sont souvent induites par les critères selon lesquels ces agents sont jugés : dans le dernier exemple, leur conduite variera selon qu’on leur fixera un objectif de tonnage ou un objectif de ponctualité dans le traitement des commandes.

Serait-il possible, en fixant à chacun des objectifs adaptés, de parvenir à rationaliser complètement la gestion de l’entreprise ? C. Riveline pense que non, car il est pratiquement impossible de rendre compatibles les critères selon lesquels sont jugés les trois types d’acteurs fondamentaux de l’entreprise : le fabricant, jugé sur le coût de revient, privilégie la bonne utilisation de ses machines et de son personnel, donc la régularité et la continuité dans les produits et les flux ; le commerçant, jugé sur ses ventes, doit séduire un client exigeant et frivole, et souhaiterait changer souvent de produit pour mieux suivre la demande ; quant au financier, son but est de rembourser les investissements du fabricant grâce aux ventes du commerçant, et si possible de dégager du profit.

Comment se fait-il, dans ces conditions conflictuelles, que, dans de nombreux cas, cela fonctionne quand même ? Selon C. R, le " défaut de rationalité " est compensé par le fait qu’une entreprise s’apparente, lorsqu’elle fonctionne bien, à une tribu, dont l’existence est rythmée par des rites qui perpétuent la cohésion entre tous ses membres. Lorsque deux entreprises aux cultures différentes ont fusionné et que la nouvelle structure a du mal à fonctionner, C. Riveline estime par exemple qu’il peut être plus utile d’organiser une belle fête pour saluer la naissance du dernier-né de la standardiste commune, que de composer laborieusement une " charte des valeurs communes " qui risque fort de rester lettre morte. Selon lui, la réussite du modèle japonais s’explique par une intégration harmonieuse entre un souci de rationalisation maximale - qui demeure, malgré tout, l’objectif à poursuivre - et la prise en compte de cette dimension tribale et rituelle de l’entreprise.

Mots-clés

entreprise, gestion d’entreprise, production industrielle, mathématiques


, France

Commentaire

Les analyses de C. Riveline sont très stimulantes parce qu’elles révèlent l’existence d’une tension indépassable entre l’effort irrépressible de l’esprit pour donner un sens rationnel à l’activité humaine et la renonciation à cette rationalité pour privilégier d’autres valeurs, d’autres principes. Cette renonciation est à la fois troublante et déstabilisante, mais aussi profondément séduisante parce que la rationalité pure a quelque chose de radicalement inhumain. " L’homme, qui est esprit, se mène par les yeux et les oreilles ", écrivait La Bruyère. Le pilotage d’une organisation selon la théorie de C. Riveline postule, sur un mode plus optimiste que celui de ce moraliste, une harmonieuse prise en compte de ce qui, dans l’homme, est esprit et rationalité, et de ce qui relève du corps, de l’affectivité ou des habitudes, c’est-à-dire, de l’ " irrationnel ".

Notes

Dans cette conférence sont intervenus également Bernard Roy, professeur à l’Université de Paris-Dauphine, et Raymont-Alain Thiétart, professeur à l’Université de Paris-Dauphine et à l’ESSEC.

Source

Compte rendu de colloque, conférence, séminaire,…

RIVELINE, Claude, BERRY, Michel, Ecole de Paris de Management, De Maurice Allais à Emile Durkheim, itinéraire d'un chercheur en gestion, Association des Amis de l in. Les Annales de l'Ecole de Paris, 1995 (France), I

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